Il serait temps d’accorder au morlaisien John Trap la place qu’il mérite, celle qui lui tend les bras depuis déjà plusieurs albums, celle d’un créateur qui s’affranchit des étiquettes et des genres pour concocter une musique qui ne ressemble qu’à lui, entre régressions enfantines, élucubrations obsessionnelles, angoisse sourde et fascination indécise.
Si vous prenez la route qui mène vers L’Huelgoat, du côté du Finistère, c’est que déjà vous avez pourquoi vous êtes là, ce qui vous a amené ici. Prendre ces routes c’est se transporter dans un réalisme magique. Regardez sur les hauteurs, vous y verrez une lourde roche qui vous illumine de son sourire comme une annonce, comme une menace joyeuse, comme le manifeste de l’entrée dans un nouveau territoire. Rappelez-vous vos films de votre enfance avec ces explorateurs qui pénétraient toujours plus loin et plus profond dans la forêt obscure quand au détour d’un sentier, vous devinez des crânes au bout de longs pics aiguisés. Comme en Bretagne, on ne fait rien comme ailleurs, en guise de menace c’est une pierre qui sourit qui vous accueille dans un autre espace-temps.
Et si cet espace-temps était celui de John Trap alias Thomas Lucas ? Cela fait déjà quelques années que l’on suit son travail aussi bien avec Ooti, son projet avec sa compagne ou ses multiples collaborations avec le brestois Arnaud Le Gouëfflec. Cinéma, son nouveau disque, exclusivement chantée dans la voix de Boris Vian ou de Pierre Mac Orlan est encore une fois signé sur la maison d’artistes qu’est L’Eglise De La Petite Folie, un petit label au bout de la terre qui continue de proposer l’une des plus enthousiasmantes productions hexagonales. On croisera dans les bacs du label aussi bien Garden With Lips que Chapi Chapo et bien sûr Arnaud Le Gouëfflec. Le maître mot de ces individus étant sans aucun doute le partage, leur choix artistique celui de la collaboration. Les uns et les autres se mêlent et se mélangent d’un disque à l’autre, chacun apportant démocratiquement un peu de lui et de son univers.
Jusqu’ici, peut-être par pudeur, peut-être par désir de protection, John Trap se cachait derrière une écriture en anglais où dansaient des squelettes, des chevaux flottants, où l’enfance n’était jamais loin, où son attirance pour l’univers de la Science-Fiction et Star Wars se faisait sentir avec une belle part de malice. Sur Some People Drown (2016), il avait déjà entamé sa mue vers le français. Sur Cinéma, il poursuit à travers des motifs répétitifs quelque chose qui relève de la transe et de la supplique, un peu comme ce qu’il nous avait proposé avec Arnaud Le Gouëfflec sur Soleil Serpent (2012).
On entendra ici une Pop déviante et frelatée par un peyotl imbibé d’obscurs liquides innommables. Et de triturer, et de coller, et de malaxer, et de transformer. On retrouve encore une fois la dimension ludique propre aux travaux de John Trap et Thomas Lucas de nous faire encore son Cinéma avec maestria et bien plus de subtilité qu’il n’y paraît de prime abord. Derrière la spontanéité, la voix mi-chantée, mi-scandée, mi-parlée, se cachent une douleur sourde, une sensibilité à fleur de peau et de chair. On comprend mieux pourquoi Thomas Lucas préférait se cacher derrière une langue étrangère, peut-être craignait-il de se laisser emporter par une émotion incontrôlable ? Car Thomas Lucas alias John Trap dit dans les ombres de ses chansons, dans les coins les moins lumineux beaucoup de lui et donc de nous.
John Trap chante l’écologie, les forêts, le Cinéma qui est au centre de son ADN, dans Katell, il parle de l’homosexualité dans le milieu rural. , dans Carburateur, il évoque la vie en autosuffisance sauf qu’il ne prend pas un ton magistral pour parler de ces sujets mais plus celui d’une forme de distance parfois amusée, parfois brumeuse. Et de lancer des clins d’oeil cinéphiles, le Spencer Tracy d’Un Homme Est Passé (1954) de John Sturges ou celui de La Neige En Deuil (1956) d’Edward Dmytryk dans Guide De Haute-Montagne sauf qu’il faudra savoir regarder dans les angles morts, ne jamais perdre de vue les angles morts où vivent cachés derrière les samples, derrière la rythmique saccadée une étrangeté régressive, un décalage, un contraste, un dérapaage incontrôlé, une dérive presqu’Art Brut.
Thomas Lucas continue de brouiller les pistes à travers des chansons inventives, foisonnantes qui prennent la tangente perpétuellement. On y entend des dialogues que l’on imagine extraits de films de série B, la voix d’Ooti qui trace un lien palpable. Il ne faut pas toujours croire sur parole John Trap car le finistérien continue de sortir masqué, de là à dire de lui qu’il est un chanteur sans nom (à l’image de Roland Avellis que faisait revivre son complice Arnaud Le Gouëfflec dans la BD Le Chanteur Sans Nom (2011), il y a un pas que l’on ne franchira pas.
Car avouons-le, ce qui rend passionnant la musique de John Trap, c’est sa foisonnance, la difficulté à s’extirper de cette sensation de transparence qui n’est qu’une nouvelle chausse-trappe et puisque Thomas Lucas aime jouer avec les mots, leur sonorité, leur sens, il sera important de rappeler que Trap en anglais signifie prendre au piège. Effectivement, une fois que l’on plonge dans l’univers étrange du breton, on est comme happés, comme pris dans son filet, dans un filet qui se resserre et ne nous lâche plus.
Greg Bod