cinéma

We Feed the World, le marché de la faim de Erwin Wagenhofer

[3.0]

 

 

A l’issue de la projection du documentaire autrichien de Erwin Wagenhofer, il est à peu près certain que vous ne vous précipiterez pas manger un morceau de poulet et que, d’une manière plus générale, votre vision d’un monde sans dessus dessous allant droit dans le mur en sera davantage renforcée.

We Feed the World nous emmène à travers le monde pour une mise en parallèle de faits apparemment éloignés qui pourtant s’nterpénétrent dans une logique financière et productiviste à faire froid dans le dos.

 

Posant d’abord sa caméra dans son pays, Erwin Wagenhofer nous apprend que la quantité de pain inutilisée chaque jour à Vienne et jetée de façon très organisée sur une décharge dantesque suffirait à nourrir la population de Graz, seconde ville d’Autriche. Un paysan compatriote raconte la disparition d’un quart des exploitations agricoles depuis l’entrée de son pays dans l’Union européenne. Lui-même a dû sextupler la surface de sa ferme héritée de son père pour maintenir un niveau de vie, pour le moins modeste.

Cette course à la surproduction, nous la retrouvons à Concarneau où les pêcheurs artisanaux se font petit à petit spolier de leur savoir-faire au détriment des industriels basés à Lorient qui, sur leurs bateaux usines, remontent des profondeurs des poissons à la chair molle, aux branchies et aux yeux explosés par la pression subie durant la remontée des filets.

Produits en très grande quantité pour satisfaire une clientèle riche et occidentale de plus en plus consommatrice et désireuse de manger de tout à tout instant, il en va de même pour les tomates cultivées à Almeria, dans le sud de l’Espagne, dans des serres à perte de vue par des travailleurs clandestins parqués dans des baraquements misérables. Des tomates sans goût qui parcourent ensuite plus de 3000 kilomètres avant d’être vendues dans les supermarchés. L’absurdité du système est atteinte quand on sait qu’aujourd’hui il est possible de trouver sur le marché à Dakar (Sénégal) des denrées d’Europe vendues deux à trois fois moins chères que les marchandises locales.

 

Le décalage, le transfert de productions pour des motifs purement mercantiles et consuméristes entraînent ainsi la famine au Brésil, par ailleurs premier producteur de soja, qui, exporté, sert à nourrir les élevages de volailles. Car dans les pays importateurs, le blé et le maïs – céréale nécessitant de grandes quantités d’eau pour sa culture – servent dorénavant de combustibles. Retour donc en Autriche pour le moment le plus cauchemardesque du film : le circuit complet de production de poulets au sein d’une installation ultra-moderne capable de fournir chaque semaine 400 000 volatiles. Nous sommes là dans l’industrie de la mort de masse entièrement mécanisée où les quelques ouvrières harnachées comme des cosmonautes vérifient la propreté de l’exécution et enserrent dans un élastique les deux pilons sur la barquette en polystyrène.

Les transitions entre les différents chapitres sont assurées par les commentaires francs et politiquement incorrects de Jean Ziegler, actuellement rapporteur spécial de la Commission des droits de l’Homme de l’ONU pour le droit à l’alimentation. L’homme politique suisse avance que l’état actuel de l’agriculture mondiale pourrait nourrir sans difficultés douze milliards d’individus et que le libre-échange n’est qu’un mensonge dans un univers où règne la loi du plus fort.

 

Le film se termine par l’intervention de Peter Brabeck, patron de Nestlé, pas gêné une seule minute de faire de l’eau – son entreprise 27ème au rang mondial est le premier producteur d’eau minérale – une marchandise dotée d’une valeur permettant de mettre en place des solutions industrielles. Sa vision angélique du monde – la planète n’est jamais allée aussi bien et la consommation d’OGM aux Etats-Unis depuis quinze ans n’a révélé aucune problème sanitaire – est proprement hallucinatoire.

 

On n’a jamais été aussi proches de Kafka quand on veut bien considérer l’absurdité qui prévaut dorénavant à la gestion et au règlement de la problématique de l’alimentation mondiale qui voit ainsi cohabiter la surabondance jusqu’à l’écœurement avec les pénuries et les famines infligées au plus grand nombre.

Le documentaire de Erwin Wagenhofer, qui ne possède certes pas la dimension cinématographique du Cauchemar de Darwin, a pour objectif majeur de faire prendre conscience au spectateur occidental de sa responsabilité de consommateur. A t-il besoin de manger des fraises à Noël, de faire parcourir des milliers de kilomètres à des fruits et légumes, de provoquer enfin la déforestation de l’Amérique du Sud pour nourrir les animaux d’élevage qu’il serait urgent de boycotter ?

Le marché de la faim, aux mains des multinationales, conduit désormais à cette situation complètement surréaliste : la majorité de la population est sous-alimentée alors qu’une minorité privilégiée et égoïste finit par crever de sa sur-consommation (obésité, cholestérol, maladies cardio-vasculaires, …).

 

On craint toujours qu’un documentaire si édifiant et argumenté ne soit vu que des déjà convaincus. Mais son dispositif simple et sa large ambition pédagogique devraient lui valoir de nombreux suffrages.   

 

Patrick Braganti

Documentaire autrichien – 1 h 36 – Sortie le 25 Avril 2007

 

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www.we-feed-the-world.fr