A
l’issue de la projection du documentaire
autrichien de Erwin Wagenhofer, il est à
peu près certain que vous ne vous précipiterez
pas manger un morceau de poulet et que, d’une
manière plus générale, votre vision d’un
monde sans dessus dessous allant droit dans le mur
en sera davantage renforcée.
We
Feed the World nous emmène à travers le
monde pour une mise en parallèle de faits
apparemment éloignés qui pourtant s’nterpénétrent
dans une logique financière et productiviste à
faire froid dans le dos.
Posant
d’abord sa caméra dans son pays, Erwin
Wagenhofer nous apprend que la quantité de
pain inutilisée chaque jour à Vienne et jetée
de façon très organisée sur une décharge
dantesque suffirait à nourrir la population de
Graz, seconde ville d’Autriche. Un paysan
compatriote raconte la disparition d’un quart
des exploitations agricoles depuis l’entrée de
son pays dans l’Union européenne. Lui-même a dû
sextupler la surface de sa ferme héritée de son
père pour maintenir un niveau de vie, pour le
moins modeste.
Cette
course à la surproduction, nous la retrouvons à
Concarneau où les pêcheurs artisanaux se font
petit à petit spolier de leur savoir-faire au détriment
des industriels basés à Lorient qui, sur leurs
bateaux usines, remontent des profondeurs des
poissons à la chair molle, aux branchies et aux
yeux explosés par la pression subie durant la
remontée des filets.
Produits
en très grande quantité pour satisfaire une
clientèle riche et occidentale de plus en plus
consommatrice et désireuse de manger de tout à
tout instant, il en va de même pour les tomates
cultivées à Almeria, dans le sud de l’Espagne,
dans des serres à perte de vue par des
travailleurs clandestins parqués dans des
baraquements misérables. Des tomates sans goût
qui parcourent ensuite plus de 3000 kilomètres
avant d’être vendues dans les supermarchés.
L’absurdité du système est atteinte quand on
sait qu’aujourd’hui il est possible de trouver
sur le marché à Dakar (Sénégal) des denrées
d’Europe vendues deux à trois fois moins chères
que les marchandises locales.
Le
décalage, le transfert de productions pour des
motifs purement mercantiles et consuméristes
entraînent ainsi la famine au Brésil, par
ailleurs premier producteur de soja, qui, exporté,
sert à nourrir les élevages de volailles. Car
dans les pays importateurs, le blé et le maïs
– céréale nécessitant de grandes quantités
d’eau pour sa culture – servent dorénavant de
combustibles. Retour donc en Autriche pour le
moment le plus cauchemardesque du film : le
circuit complet de production de poulets au sein
d’une installation ultra-moderne capable de
fournir chaque semaine 400 000 volatiles. Nous
sommes là dans l’industrie de la mort de masse
entièrement mécanisée où les quelques ouvrières
harnachées comme des cosmonautes vérifient la
propreté de l’exécution et enserrent dans un
élastique les deux pilons sur la barquette en
polystyrène.
Les
transitions entre les différents chapitres sont
assurées par les commentaires francs et
politiquement incorrects de Jean Ziegler,
actuellement rapporteur spécial de la Commission
des droits de l’Homme de l’ONU pour le droit
à l’alimentation. L’homme politique suisse
avance que l’état actuel de l’agriculture
mondiale pourrait nourrir sans difficultés douze
milliards d’individus et que le libre-échange
n’est qu’un mensonge dans un univers où règne
la loi du plus fort.
Le
film se termine par l’intervention de Peter
Brabeck, patron de Nestlé, pas gêné une
seule minute de faire de l’eau – son
entreprise 27ème au rang mondial est
le premier producteur d’eau minérale – une
marchandise dotée d’une valeur permettant de
mettre en place des solutions industrielles. Sa
vision angélique du monde – la planète n’est
jamais allée aussi bien et la consommation d’OGM
aux Etats-Unis depuis quinze ans n’a révélé
aucune problème sanitaire – est proprement
hallucinatoire.
On
n’a jamais été aussi proches de Kafka quand on
veut bien considérer l’absurdité qui prévaut
dorénavant à la gestion et au règlement de la
problématique de l’alimentation mondiale qui
voit ainsi cohabiter la surabondance jusqu’à
l’écœurement avec les pénuries et les famines
infligées au plus grand nombre.
Le
documentaire de Erwin Wagenhofer, qui ne
possède certes pas la dimension cinématographique
du Cauchemar de Darwin, a pour objectif
majeur de faire prendre conscience au spectateur
occidental de sa responsabilité de consommateur.
A t-il besoin de manger des fraises à Noël, de
faire parcourir des milliers de kilomètres à des
fruits et légumes, de provoquer enfin la déforestation
de l’Amérique du Sud pour nourrir les animaux
d’élevage qu’il serait urgent de
boycotter ?
Le
marché de la faim, aux mains des multinationales,
conduit désormais à cette situation complètement
surréaliste : la majorité de la population
est sous-alimentée alors qu’une minorité
privilégiée et égoïste finit par crever de sa
sur-consommation (obésité, cholestérol,
maladies cardio-vasculaires, …).
On
craint toujours qu’un documentaire si édifiant
et argumenté ne soit vu que des déjà
convaincus. Mais son dispositif simple et sa large
ambition pédagogique devraient lui valoir de
nombreux suffrages.
Patrick
Braganti
Documentaire
autrichien – 1 h 36 – Sortie le 25 Avril 2007
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