Eric
Laurrent
est un obsessionnel, aucun doute possible,
l’accumulation de too
much (femmes, somnifères, alcool, guides
touristiques) s’incarnant de surcroît concrètement
et presque idéalement dans un style complexe,
fonctionnant à la manière d’un harpon, qui
agrippe la page puis déroule sa géographie de
phrases en des paragraphes virtuoses gorgés de mots
savants ; ce goût du mot
rare, figure de style sans aucun doute, symptôme
obsessionnel évident, mais travail d’écrivain
d’abord : chaque chose a sa place ; à
chaque être, lieu, objet, le son idéal.
Une
écriture presque à l’opposé en somme de celle
de Giacomo Casanova (référence voulue ici) qui – s’agissant de
circonstancier le récit de sa rencontre avec la
funeste Charpillon, calculatrice des rues de Londres
pressée d’éprouver le déjà mûr séducteur
(1763, il a 38 ans) et l’acculant au suicide
(avorté) – écrit : « Ce
fût ce fatal jour (…) que j’ai commencé à
mourir et que j’ai fini de vivre » (1).
Le style diffère mais le fond converge. Victor Trévise,
ami de débauche du narrateur : « Je
vais te la faire oublier, moi, ta Charpillon de mes
deux ». Et de fait, à ce instant critique
du roman, l’effet Clara Stern a commencé de
produire son effet destructeur, capable – surprise
– d’anesthésier à lui seul le désir jusque-là
sans bornes de ce Don Juan moderne.
Comme
le voluptueux italien, il (le narrateur, dont
l’identité fait peu de doutes, appelons-le Eric
Laurrent) déglutit par tous les orifices
disponibles – vomissements, diarrhées, etc. –
ce que son psychisme soudain incapable ne sait plus
raisonner. La résistance active, passive et sans
conteste perverse de la jeune femme mariée n’est
pourtant ni une leçon ni une vengeance : la
morale à l’écart, le champs libre au déploiement
d’un uppercut à effet progressif. On peut voir,
pourquoi pas, dans le bringuebalement d’Eric
Laurrent, sa descente
aux enfers, le polaroïd tendu depuis les limbes
par un chœur de maîtresses victimes, c’est
probable, d’un basculement des sens, qui du
dragueur désiré fit la cible amoureuse de
sentiments plus larges. Le corps vacille et glisse,
seul le renvoi de sentiments partagés pourrait en délivrer
l’équilibre. Abstenons-nous pourtant de ce type
de raccourcis trop simples, chaque expérience en la
matière étant unique et singulière.
Nous
sommes au fond dans la trame générique de la littérature
mondiale, toutes époques et tous temps confondus.
L’amour, le désir, la souffrance, l’échappée.
Pour sa géographie parisienne et d’Europe, ses déambulations
du Louvre aux galeries des jardins du Palais-Royal,
ses appartements, ses hôtels d’apparat, son
mobilier tout en luminaires photophores, la Toscane
et la fête : le carillon fastueux du XVIIIème
siècle français résonne à travers les pages, non
en forme d’hommage déférent à une mythologie
tenace, mais comme pour raccrocher, plutôt, le corps-bouchon
Laurrent ballotté
par les flots à la concrétisation
logique d’une réalité encore raisonnable
(sens premier). Puisque la folie guette, serrer bien
fort l’incontestable.
Depuis le Don Juan
d’origine, préoccupé de son seul plaisir, la
sensation d’un glissement ténu opère. Casanova
dans la valise, Eric
Laurrent transfiguré touche le fond métaphysique
de son être ; et l’issue, hors Clara
Stern, ouvre à l’écrivain des territoires
inexplorés – une chance, en somme.
Christophe
Malléjac
(1)
Giacomo Casanova - Histoire
de ma vie – Editions Robert Laffont,
Collection Bouquins,
Tome 3 (volume 9, chapitre XI), page 221.
Date de
parution : 9 septembre 2005
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