« Oublié le mois de décembre il y a quatre
ans, oubliée la fille en bikini bleu et rouge,
aujourd’hui c’est le mois de juin et je m’en
vais ».
C’est
juste avant la
frontière, sur cette ligne immatérielle où
tout peut basculer, dans une atmosphère de départ
qu’on rencontre Samuel Elliot, le narrateur du
troisième roman de Julien
Bouissoux. Sam quitte une ville jamais nommée
mais qu’on imagine au Nord, Budapest certainement, avec ses bains brûlants et glacés et ses
hivers sous la neige. Ce moment d’arrachement au
passé, où tout devrait aller vite, Julien
Bouissoux décide justement de s’y attarder en
s’attachant aux pas nonchalants et graves de son (anti)
héros.
Juste
avant la frontière
raconte le dernier jour de Sam dans cette ville où
il était venu travailler il y a quatre ans de
cela.. Avant de prendre l’avion qui le ramènera
à Paris, il se souvient : les rencontres
amoureuses, intenses ou furtives, l’étrangeté de
la vie en entreprise, la beauté inédite des
endroits découverts… A l’heure de partir, tout
lui semble appartenir à un passé révolu ;
les rues, les immeubles, ici, tout lui paraît
brutalement démodé.
Pas
encore parti, il se sent déjà étranger en ce
lieu. Pas de tristesse, aucune émotion autre que
sensuelle ou sexuelle, il évolue dans la cité,
anesthésié par ce départ imminent. De filles en
filles, Sam a erré dans sa vie, comme absent à sa
propre existence, spectateur un peu indifférent,
souvent perplexe de la comédie sociale comme de
lui-même dans tout ça. L’absence, c’est
quelque chose qu’il connaît bien. Souvent il a
l’impression de n’être pas vraiment là, présent
au monde. Il croise des passants dans la rue qui le
saluent peut-être mais à qui il ne répond pas :
« Je reste de marbre. Mon projet est de
disparaître ».
Il
se dit souvent que « certains personnages de
fiction sont plus en vie » que lui. Ici, ou
plus tard à Paris, son existence lui paraît de
toute façon vide de sens.
Il
n’est d’ailleurs pas vraiment impatient de
regagner la capitale où personne ne semble
l’attendre. De toute façon « si
l’ambition de Paris est de rayonner même quand il
fait nuit, personnellement, son projet est plutôt
de disparaître ». Encore.
Alors
il organise consciencieusement son départ comme une
disparition effective : quelle trace aura-t-il
laissé dans ce pays ? Dans la mémoire des
filles qu’il aura aimées (« mais est-ce
qu’on est obligé d’aimer, toujours ? »),
dans celle de ses collègues ? Dans cet
appartement qu’il laisse vierge de sa présence,
net comme le sable d’une plage quand la vague se
retire ? Dans son ancien bureau à l’odeur de
caramel ?
Sam
se soucie de tout cela. Et en même temps seule une
chose lui importe : « je voudrais qu’on
m’oublie, comme homme, comme consommateur, comme
citoyen, comme être humain : qu’on
m’oublie. »
Pleinement
vivant et pas vraiment là, attentif et détaché,
Sam existe, volcan camouflé dans le paysage.
Après
Fruit rouge
et La Chute du
sac en plastique, Julien
Bouissoux confirme ici son talent pour évoquer
l’indicible, le malaise sans nom, l’envie de
vivre pleinement et la lucidité de la perplexité
d’être au monde.
Texte
pudique et doucement violent, où le sexe a une
place aussi centrale que le questionnement intérieur,
Juste avant la frontière est un livre attachant qui continue
d’exister en soi, la dernière page tournée. Un
livre avec des phrases soulignées, qu’on a envie
de faire siennes. Un livre qui accompagne.
Christelle
Mata
En
librairie le 27 août 2004
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la
chronique de la chute du sac en plastique
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