Voyage au
cœur des ténèbres :
ce pourrait être, en paraphrasant Joseph
Conrad (dont l’esprit est ici convoqué), le
sous-titre de ce livre de Simon Leys qui, en 70 pages serrées, en dit bien plus long que la
plupart des romans, touffus ou non, sur la question
cruciale du bien et du mal.
Le voyage, c’est celui qu’effectue pour le
compte de la puissante Compagnie Hollandaise des
Indes Orientales (VOC), le Batavia,
géant des mers pour l’époque, transportant à
son bord, outre une précieuse cargaison (coffres
bourrés de monnaie d’argent), « près de trois cent trente personnes entassées les unes sur les autres
dans une inimaginable promiscuité ». Sur
le navire, la hiérarchie sociale en place sur la
terre ferme est reproduite, ce qui signifie
avantages et passe-droits pour l’aristocratie (ou
ce qui y est assimilée), et conditions de plus en
plus misérables à mesure que l’on descend vers
le bas de l’échelle
sociale. Peu à peu, à bord, les caractères se
dévoilent et la partie la plus sombre de l’âme
humaine commence à percer : jalousies, rancœurs,
ambitions malsaines. Entre Le
Cap et Java, son lieu d’arrivée, le Batavia
est une poudrière au bord de l’explosion.
Mais,
à la suite d’une erreur de navigation, il finit
sa course en naufragé, sur l’archipel des
Houtman Abrolhos, au large de l’Australie. Isolés, destinés à périr sur ces quelques îlots désertiques,
on aurait pu imaginer que les survivants se seraient
ressoudés dans une sorte d’union sacrée face au
malheur. Mais c’eût été sans compter sur le
redoutable Jeronimus
Cornelisz : s’improvisant seul détenteur
du pouvoir sur cette petite population (où les
liens et la hiérarchie sociale s’effacent cette
fois pour de bon), il met en place un véritable régime
de terreur, à base d’assassinats, de meurtres et
de déportations.
Un peu à la manière des premiers récits de
l’antiquité, Simon Leys raconte ici les événements de façon très factuelle,
sans chercher à en rajouter dans l’horreur (mais
sans chercher à en extraire non plus) et sans prétendre
livrer une explication définitive –par nature
impossible- à ce grand mystère que constitue
l’attitude de Jeronimus Cornelisz. Car l’influence du peintre Torrentius
ou de l’anabaptisme ne suffit pas à expliquer
un tel déferlement d’inhumanité. A travers Cornelisz,
on a souvent le sentiment de voir le
mal lui-même à l’œuvre, dans sa plus
effroyable expression.
Voilà sans doute pourquoi Simon
Leys a choisi de faire suivre Les
naufragés du Batavia par Prosper,
récit, écrit en 1958, d’une pêche au thon sur
l’un des derniers voiliers de pêche. Si
l’aventure n’a pas la même impressionnante
noirceur que celle du Batavia,
elle permet en revanche de mesurer cette autre face
de la nature humaine, incarnée par la rugosité des
pêcheurs, et sa totale opposition à l’ambition
forcenée et démesurée d’un Cornelisz.
Le fatalisme apaisé (quoique la toute fin du livre
laisse une brèche entrouverte), la solidarité
silencieuse d’hommes secs, leur courage face au
danger et aux vicissitudes de la vie, qui ne les épargne
pas : autant de qualités naturelles qui
semblent étrangères au tyran du Batavia.
Leys, sur
ces pêcheurs : « (. ..)
la mer depuis l’âge de douze ou treize ans, et la
mer avare de son poisson, et les saisons avares de
leur clémence, et la chance avare de ses sourires
(…) ».
C’est
de ce côté-là de l’humain qu’il faut sans
doute aller chercher un antidote au poison violent
du mal, la réponse à cette phrase d’Edmund
Burke mise en exergue par Leys :
« Tout
ce qu’il faut pour que le mal triomphe, c’est
que les braves gens ne fassent rien ».
Christophe
Malléjac
Première
parution : Arléa, 2003
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