Dans son hystérie destructrice, le XXème siècle
n’aura pas réussi à éliminer l’une de ses visées
pourtant majeures, la plus fondamentale peut-être :
la poésie. On doit aux avant-gardes des années 60
et 70, et jusqu’à aujourd’hui (voir le travail
par exemple d’Olivier Cadiot) d’avoir su insuffler le germe du renouveau
dans le corps de la bête malade. Rimbaud
l’illuminateur (aux références directes ici)
fermait – en même temps que le XIXème siècle -
la longue parenthèse de la poésie en vers, ouvrait
aux siècles à venir le champs immense de la prose
poétique (« et quand on scande, on se rend immédiatement compte qu’on ne devrait
pas scander » écrit Dominique
Fourcade). Le dérèglement de tous les sens,
cette prédisposition de l’esprit inhérente à
l’exercice de la poésie, implique de
l’inventeur qu’il avance à l’aveugle, sans
autre certitude qu’une foi en son instinct.
C’est bien cette
voie que semble avoir résolument choisi Dominique
Fourcade. Tranchant dans la facilité générale,
il offre en trois livres un bloc hermétique et
vivant, tâtonnant, réfracté, reprenant au fond un
seul et même motif – celui d’une quête sans
fin de l’écriture. « Je
n’ai jamais écrit une ligne sur aucun sujet autre
que le sujet d’écrire », dit-il au
hasard d’un lacet de sans
lasso et sans flash, œuvre au cœur de ce
triptyque sans forme, où le centre de gravité
oscille et se déplace sans cesse selon la position
de la voix, celle du lecteur. Ecriture
rose, tableau de Simon
Hantaï (1958-1959), sert de base au déchiffrement
engagé par l’auteur, qui s’y colle, tente après
plusieurs décennies d’hésitations, reports et évitements,
d’en approcher un début de vérité. De là, un
dialogue de la toile vers le livre, de la pensée
de la toile, en son sujet principalement religieux
(ou fin du religieux), à celle du livre. Ces
phrases, qu’il écrit au sujet d’Hantaï
– « Il
amalgame l’histoire de la religion et l’histoire
de la peinture, place sur le même plan la croix, le
fond d’or, le dripping, les agglutinations, joue
de la distance qu’impose l’étoile et de la
proximité qu’implique l’encre pour une
merveille de push-pull dans l’immensité, et tout
ce drame est traversé et irrigué et stabilisé par
l’écriture » - sont applicables (à
appliquer sans réserves) à son propre travail, ce sans
lasso et sans flash dont on peut imaginer
qu’il sera un jour la matière d’un travail du même
ordre.
Travail de la poésie :
pénétrer les arcanes d’un certaine vérité de
la vie, œuvre d’art ou cliché photographique
comme celui de cette soldate américaine tenant, en
octobre 2003, un prisonnier américain en laisse.
« La
torture exige désormais sa photo, image où elle
culmine, et c’est en la prenant qu’elle s’éclate
et s’envoie en l’air » écrit Dominique
Fourcade dans en
laisse ; sa pensée pelleteuse a découvert ce
fait fondamental de l’abjection : le flash du
photographe (non informatif).
Il ne s’agit pas pour lui de justifier, de
condamner ni de pardonner, mais de fouiller
simplement la matière de cette image et de voir
s’opérer, vite, à travers la tentative d’épuisement
du sujet, une sorte d’inversion des rôles.
Prolongeant Dante,
il peut dire à son tour : «je
suis né en laisse et je l’a toujours su »,
devenir la laisse elle-même, le chien et son
bourreau, fendre la simplicité d’abord d’une
confusion des identités, des genres, des pronoms
personnels.
Ecrire, donc, après
des évènements, sur
des évènements, autour
d’évènements, faits indélébiles d’un siècle
criminel (et de son successeur (mal) entamé un 11
septembre) dont il situe la marque du côté du
« viol
du féminin par le masculin ». Les données
neuves imposent une modification de l’organisation
de la syntaxe, de la page elle-même (dont le rôle
essentiel est trop souvent ignoré), d’inventer
une structure ad hoc. Son programme (« On
s’en tiendra à la capacité de sommation spatiale
d’une éponge ») résume son ambition.
Tant d’exigence dans une époque zappeuse se doit
d’être soulignée, vantée, encouragée. Car
c’est bien par la torsion du langage que la vase
souterraine de l’humain consent à se laisser
sentir. L’horreur, l’effroi. La force qu’il
faut pour s’y plonger ne fait pas défaut ici. On
lira ces livres à petites doses, y revenant, s’y
arrêtant, psalmodiant à voix haute une prose dont
la complexité, bien au contraire, ne doit pas
effrayer.
Christophe
Malléjac
Date de
parution : juin 2005
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