A la fin de la préface de son dernier
roman, Rick Moody délivre à ses lecteurs le
conseil suivant : « Faites
connaissance avec mon livre comme vous le feriez
avec moi : en prenant le temps, avec hésitation,
irritation, impatience, incertitude, pitié, générosité ».
Plus qu’une habile et ironique pirouette, il s’agit bel
et bien d’une mise en garde justifiée que le
lecteur dérouté ou perplexe devra conserver en mémoire.
A quarante ans, l’âge par essence du basculement
vers la seconde moitié de la vie supposée, Rick
Moody écrit une autobiographie atypique et étonnante.
Ce jeune auteur new-yorkais déjà prisé des
critiques et des lecteurs qui ont réservé un
accueil dithyrambique à Purple America
(2000) puis à Démonologie (2002) et Tempête
de glace (2003) est un rescapé de la vie qui a
trouvé comme planche de salut l’écriture.
Moody confesse avec une lucidité mordante et une envie
flagrante de se torpiller lui-même les débuts de
sa vie où l’alcool, la drogue et la fréquentation
des hôpitaux psychiatriques ont longtemps tenu le
premier rôle. Cantonner le livre à l’évocation
même talentueuse de ses errements accompagnée
d’une attaque toujours mordante de l’Amérique
en voie de sabordage librement consenti serait réducteur.
Le propos de Moody se veut plus large, plus
universel et propose une réflexion sur la généalogie
et la mémoire, à travers son propre exemple. De mémoire,
il est ici question dans l’évocation symbolique
d’un ancêtre de l’auteur, Joseph Moody, qui a décidé
de se recouvrir à perpétuité le visage d’un
voile noir après avoir commis un meurtre
accidentel. Ce retrait du monde visible et le port
du voile comme expiation seront à l’origine
d’un conte écrit par Nathaniel Hawthorne,
au dix-neuvième siècle, dont le roman reprend
certains passages. Moody en apprenant cette
ascendance n’a de cesse de repartir vers ses
racines dans le Maine et de comprendre les
motivations de la dissimulation volontaire de son aïeul.
Le voile intervient comme une métaphore de la
dissimulation, laquelle d’après l’auteur est
une partie intégrante de l’identité qu’elle
permet de forger. Mais il est aussi le moyen sûr de
cacher aux autres une faute, comme par exemple ce
crime jamais puni du génocide indien auquel Moody
se réfère régulièrement ( la communauté
indienne est très présente dans le Maine). Le
livre est ainsi composé d’une double biographie :
celle de l’auteur et celle de son aîné qui se prête
aux rapprochements et parallèles lourds de sens.
C’est à partir de l’histoire de sa
propre famille – donc d’un cas particulier –
que le roman se déploie vers l’universel et le général.
L’idée de faute qui nécessite(rait) repentance
– le port du voile ici – parcourt l’ensemble
de ce livre exigeant et novateur. A côté de la
narration drôle et détaillée de sa vie, Moody
parsème ses réflexions d’extraits des carnets de
son aïeul Joseph, ainsi que du conte de Hawthorne.
Dans ce livre polymorphe et difficilement qualifiable (« mémoires
avec digressions » selon les propos de son
auteur, essai ou roman ?), il est aussi
question de mélancolie, de reconstruction de soi et
de filiation.
Aujourd’hui membre influent et reconnu de la nouvelle école
littéraire américaine, auprès de Franzen, Eugenides
ou encore Foster Wallace, Rick Moody
livre son ouvrage le plus abouti et le plus
intelligent. Certes pas toujours facile, mais
bougrement impressionnant et revigorant.
Patrick Braganti
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Chronique : Purple America
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