roman

Marc-Edouard Nabe - Au régal des vermines

Éditions Le dilettante - 352p, 25€

[5.0]

 

 

Nabe aurait voulu embraser son temps, réveiller du feu de sa jubilation l’âme endormie de ses contemporains, faire jazzer l’époque en imposant la vitale attitude d’une écriture dressée naturellement contre les sinistroses. Las : quand paraît son Régal des vermines, ouverture explosive d’une œuvre volumineuse et méconnue, l’odieuse tyrannie du Dieu Finance étale son mauvais goût dans la France avariée du minuscule Tapie. Paillettes, esbroufe, fric et mitterrandisme : le lent processus de destruction des derniers résidus de ce qui faisait encore l’esprit français est en marche, il progresse comme un cancer bientôt généralisé, la révolte n’est plus qu’une idée morte. Nabe 85 : « Comment le pays n’est-il pas en état de révolution, je ne comprends pas. C’est ma seule inquiétude, cette hésitation à descendre dans la rue écraser les menteurs, les sournois du nouveau Front Populaire (…). Au moins la monarchie entretenait les virus révolutionnaires ». Le jeune homme de vingt-six ans qu’accueille l’instinctif Pivot sur le plateau d’Apostrophes est un anachronisme en soi, et sidérant, un prototype de mort-vivant, Harold Lloyd pour Paris Flore. Autour de lui, une marmelade de cornichons. Au bout du show, la violence si parlante des censeurs parisiens.

 

Ce n’est d’ailleurs pas lui mais la presse dans sa globalité qui ne s’est jamais remise du célèbre épisode télévisé : vaste fumisterie d’une profession s’auto-discréditant dans la négation pure et simple d’une œuvre pourtant radieuse. Un seul but savamment orchestré (des poissons dans l’eau du système) visant à masquer l’auteur, coupable entre autres choses d’avoir su dire sa vérité dans les épais tomes de son prodigieux journal intime. Par ce pauvre réflexe de solidarité collégiale, la masse médiatique insuffle son venin pervers, préférant à la promotion de l’un des plus grands stylistes français de la fin du siècle, l’adoration des vieilles valeurs refuges d’une littérature aseptisée : ouvrez grands les journaux, vous aurez les noms. Quoi qu’il en soit, conduits par l’époque comme frappés par une sorte d’auto-conscience de leur propre médiocrité, ses contemporains auront choisi cette autre voie, rassurante et réflective, qu’incarnent avec brio les romans de Michel Houellebecq. Dans une préface émouvante, Nabe revient sur cette étrange coïncidence qui vit les deux écrivains cohabiter rue de la Convention, à Paris. Fenêtres en vis-à-vis, côté pile et côté face, comme un résumé parfait des possibles de la littérature, entre description névrotique et minutieuse et transfiguration virtuose. Si l’histoire, intransigeante et impartiale, saura trier les alluvions, le black out médiatique dont Nabe fait l’objet le prive, après 27 livres et le départ de Jean-Paul Bertrand, son éditeur historique, de tout soutien financier : quand Houellebecq roule sur l’or (légitime) de  sa gloire récente, lui devrait tirer le rideau.

 

Une lecture attentive et adulte du Régal des vermines aurait pourtant dû, dès 1985, imposer de force son émergence sur la scène littéraire. Car il faut prendre pour ce qu’il est cet emportement musclé, perclus de propositions excessives et de phrases uppercuts : un déballage à ciel ouvert, un geste artistique dont la radicalité répond, y compris dans ses débordements, à l’insane médiocrité d’une époque. Ce  livre sur la Terreur (selon sa propre expression) est l’égal du cri de Munch, implicite constat d’une faillite et proposition de salut pour qui sait encore lire. Où, par exemple, la rythmique du jazz ouvre des perspectives nouvelles : « Les grands jazzmen sont les personnages les plus littéraires du XXème siècle. Ces nègres sont à la fois de grands créateurs et les immenses acteurs d’une histoire unique, les symboles vivants d’un des plus grands bouleversements éthiques et mystiques de tous les temps ! » ; où les seules vies valables ont le culte mystique d’une transcendance par l’art ; où le Maître littéraire (donc vital), surtout, serait Céline (« Je pèse mes mots : Céline est à lui seul aussi important que le jazz. Il suffit de l’écouter.(…) Pas plus généreux que lui. Il est là pour tout nous apprendre. »). Au régal des vermines ploie sous la force parfois désordonnée d’une singularité qui se crache dans un jet d’urgence : un premier livre sans équivoque écrasant les dormeurs d’une société somnolente. Nabe’s Dream éblouissant qui filtre et filtrera longtemps encore, malgré les volets clos.  

 

Christophe Malléjac

 

Date de parution : 3 janvier 2006