Nabe
aurait voulu embraser son temps, réveiller du feu
de sa jubilation l’âme endormie de ses
contemporains, faire jazzer l’époque en
imposant la vitale attitude d’une écriture dressée
naturellement contre les sinistroses. Las :
quand paraît son Régal des vermines,
ouverture explosive d’une œuvre volumineuse et méconnue,
l’odieuse tyrannie du Dieu Finance étale son
mauvais goût dans la France avariée du minuscule Tapie.
Paillettes, esbroufe, fric et mitterrandisme :
le lent processus de destruction des derniers résidus
de ce qui faisait encore l’esprit français est en
marche, il progresse comme un cancer bientôt généralisé,
la révolte n’est plus qu’une idée morte. Nabe
85 : « Comment le pays n’est-il pas
en état de révolution, je ne comprends pas.
C’est ma seule inquiétude, cette hésitation à
descendre dans la rue écraser les menteurs, les
sournois du nouveau Front Populaire (…). Au moins
la monarchie entretenait les virus révolutionnaires ».
Le jeune homme de vingt-six ans qu’accueille
l’instinctif Pivot sur le plateau d’Apostrophes
est un anachronisme en soi, et sidérant, un
prototype de mort-vivant, Harold Lloyd pour
Paris Flore. Autour de lui, une marmelade de
cornichons. Au bout du show, la violence si parlante
des censeurs parisiens.
Ce
n’est d’ailleurs pas lui mais la presse dans sa
globalité qui ne s’est jamais remise du célèbre
épisode télévisé : vaste fumisterie d’une
profession s’auto-discréditant dans la négation
pure et simple d’une œuvre pourtant radieuse. Un
seul but savamment orchestré (des poissons
dans l’eau du système) visant à masquer
l’auteur, coupable entre autres choses d’avoir
su dire sa vérité dans les épais tomes de son
prodigieux journal intime. Par ce pauvre réflexe de
solidarité collégiale, la masse médiatique
insuffle son venin pervers, préférant à la
promotion de l’un des plus grands stylistes français
de la fin du siècle, l’adoration des vieilles
valeurs refuges d’une littérature aseptisée :
ouvrez grands les journaux, vous aurez les noms.
Quoi qu’il en soit, conduits par l’époque comme
frappés par une sorte d’auto-conscience de leur
propre médiocrité, ses contemporains auront choisi
cette autre voie, rassurante et réflective,
qu’incarnent avec brio les romans de Michel
Houellebecq. Dans une préface émouvante, Nabe
revient sur cette étrange coïncidence qui vit les
deux écrivains cohabiter rue de la Convention, à
Paris. Fenêtres en vis-à-vis, côté pile et côté
face, comme un résumé parfait des possibles de la
littérature, entre description névrotique et
minutieuse et transfiguration virtuose. Si
l’histoire, intransigeante et impartiale, saura
trier les alluvions, le black out médiatique dont Nabe
fait l’objet le prive, après 27 livres et le départ
de Jean-Paul Bertrand, son éditeur historique,
de tout soutien financier : quand Houellebecq
roule sur l’or (légitime) de
sa gloire récente, lui devrait tirer le
rideau.
Une
lecture attentive et adulte du Régal des
vermines aurait pourtant dû, dès 1985,
imposer de force son émergence sur la scène
littéraire. Car il faut prendre pour ce qu’il
est cet emportement musclé, perclus de
propositions excessives et de phrases uppercuts :
un déballage à ciel ouvert, un geste artistique
dont la radicalité répond, y compris dans ses débordements,
à l’insane médiocrité d’une époque. Ce
livre sur la Terreur (selon sa propre
expression) est l’égal du cri de Munch,
implicite constat d’une faillite et proposition de
salut pour qui sait encore lire. Où, par exemple,
la rythmique du jazz ouvre des perspectives
nouvelles : « Les grands jazzmen sont
les personnages les plus littéraires du XXème siècle.
Ces nègres sont à la fois de grands créateurs et
les immenses acteurs d’une histoire unique, les
symboles vivants d’un des plus grands
bouleversements éthiques et mystiques de tous les
temps ! » ; où les seules vies
valables ont le culte mystique d’une transcendance
par l’art ; où le Maître littéraire (donc
vital), surtout, serait Céline (« Je
pèse mes mots : Céline est à lui seul aussi
important que le jazz. Il suffit de l’écouter.(…)
Pas plus généreux que lui. Il est là pour tout
nous apprendre. »). Au régal des
vermines ploie sous la force parfois désordonnée
d’une singularité qui se crache dans un jet
d’urgence : un premier livre sans équivoque
écrasant les dormeurs d’une société somnolente.
Nabe’s Dream éblouissant qui filtre et
filtrera longtemps encore, malgré les volets clos.
Christophe
Malléjac
Date
de parution : 3 janvier 2006
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