Le
je et le jeu, tels sont les deux ressorts qui président
à l’écriture de Chloé Delaume. Après le
jeu vidéo de Corpus Simsi (Léo Scheer,
2003), c’est à une partie de Cluedo que se
livrent les six personnages, trois hommes et trois
femmes, de Certainement pas, cinquième roman
de l’auteur. Six personnages que leur lâcheté,
leur propension au compromis ou au mensonge ont fait
échouer dans l’enceinte d’un hôpital
psychiatrique. Coupables donc, et non victimes,
telle, par exemple, Aline Maupin, dangereuse
arriviste prête à tout pour « réussir »,
coupable d’avoir assassiné sa conscience et sa mémoire
parce que, dit-elle, « c’est à cause des
souvenirs que l’intérieur des crânes sent tant
le renfermé. » Coupable aussi Stanislas
Courtin, fonctionnaire « bartlebien »
dont l’occupation préférée consiste à « préférer
ne pas » et qui « en d’autres temps
aurait signé le tracé campagnard des trains de
marchandises ». Coupable encore Mathias
Rouault, jeune écrivain faisant taire ses exigences
littéraires pour devenir un suppôt de la « République
Bananière des Lettres ». « Mathias a
oublié et les noms et les mots, il ne fait plus
rien vivre, lexique atone et fonctionnel, syntaxe
aseptisée, vocable sous cellophane. Mathias dans
ses ouvrages décrit, explique, commente et dit. Il
n’écrit plus du tout. »
Le
contraire de Chloé Delaume, en somme, qui,
elle, écrit, et dont les cinq romans parus à ce
jour constituent autant de creusets dans lesquels
est en train de s’élaborer une œuvre. Jamais, à
l’instar des vrais écrivains, la demoiselle en
effet ne décrit, n’explique ni ne commente, et la
dénonciation, que ce soit celle du milieu littéraire
parisien ou plus généralement d’une société régie
par la lâcheté, l’amnésie et le décervelage,
passe moins chez elle par le discours idéologique
que par les sévices infligés à la langue
(zeugmas, syllepses, mise à mal de la ponctuation,
élision des articles …), la pratique du collage
(définitions de dictionnaires, dépêches AFP,
formulaires, questionnaires, pages de sites Web,
etc.) et le jeu hypertextuel. C’est drôle et
corrosif à la fois. D’une Esther Duval qui dort
ainsi « sans trou rouge au côté droit »
à une « conversation sans loir ni cher »,
en passant par une Françoise Pithiviers qui
« se trouva fort dépourvue quand son retard
apparut et alla chercher Jacqueline, une faiseuse
d’anges voisine, la priant de lui prêter des
aiguilles à tricoter », on rit beaucoup dans Certainement
pas, et pas seulement jaune. Omniprésent,
l’humour n’est du reste pas exclusivement dirigé
vers l’extérieur, mais aussi tourné contre soi.
Ainsi d’une certaine Clotilde Mélisse, terroriste
des lettres et auteur d’un roman dont le titre, à
savoir Le Vagissement du minuteur, renvoie
explicitement au Cri du sablier (Farrago / Léo
Scheer, 2001), second opus de Chloé Delaume.
Tiens,
tiens, Chloé Delaume serait-elle toujours un
personnage de fiction, comme elle n’a cessé de
l’affirmer dans La Vanité des Somnambules
(Farrago / Léo Scheer, 2002), et de nouveau dans Corpus
Simsi ? A la sortie de ce dernier titre,
elle déclarait pourtant en avoir fini avec l’autofiction.
Si le pari n’est pas entièrement tenu (la susdite
Françoise Pithiviers ressemble en effet beaucoup à
la mère de l’auteur), le propos s’est cependant
déplacé qui, en usant de la réflexivité et de la
mise en abyme, s’entend d’abord comme une réflexion
sur l’écriture romanesque. « Longtemps je
me suis levée tardivement, persuadée que pour
faire une bonne narration il valait mieux soi-même
s’atteler mise en abyme », déclare Chloé
Delaume dans le rôle de l’auteur Chloé
Delaume. De l’auteur, à ne pas confondre avec
la Narratrice Omnisciente, dont la « politique
intrusive », l’abus de la première personne
et le goût immodéré de la métalepse attirent sur
elle la mobilisation des personnages, réunis en
syndicat et décidant de faire grève, et les
invectives de l’auteur qui lui envoie une missive
depuis sa résidence de SimCity.
D’une
virtuosité éblouissante, le dernier tiers du roman
en particulier, avec ses pirouettes, ses clins d’œil
et ses jeux de miroirs vertigineux, tient à la fois
de l’esthétique baroque et du palais des glaces
de La Dame de Shanghai. C’est tout aussi
jubilatoire qu’émouvant, d’autant qu’après
avoir congédié la Narratrice Omnisciente,
l’auteur songe à « ressusciter » le
Docteur Lenoir, personnage symbolisant la conscience
individuelle qu’ont tuée en eux chacun des six
personnages : « Il faut compter dit-on
une minute par page. Je serai de votre histoire
presque six heures durant. Je doute néanmoins
qu’un lieu souhaite accueillir ce type de
performance. » Avis aux éditeurs…
Catherine
Henry
Date de
parution : septembre 2004
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