Au bout de l’Europe, il y a un pays balayé par
tous les vents, parsemé de landes et de moutons, célèbre
aussi pour sa couleur verte, ses pubs et ses buveurs
de bière. Bien sûr, il s’agit de l’ Irlande,
et au-delà du cliché banal, on peut aisément
reconnaître à cette île un destin singulier émaillé
de drames. La grande famine que connut le pays dans
les années 1850 est un des principaux, qui en
bouleversa la démographie. Il n’est pas non plus
étonnant qu’un pays si âpre et rude ait donné
le jour à tant de passionnants écrivains. Parmi
les plus récents, redisons tout le bien que nous
pensons de Colum McCann et Michael Collins.
Aujourd’hui pénètre dans ce cénacle un auteur féminin
Nuala O’ Faolain, qui publie chez la découvreuse
Sabine Wespieser un premier roman magistral,
maîtrisé de bout en bout.
La grande force de ce pavé de plus de 700 pages est
d’ imbriquer étroitement la grande Histoire du
pays et l’ histoire personnelle de Kathleen de
Burca, irlandaise de souche débarquée à Londres
pour fuir sa famille et tenter de vivre sa vie. En
fait, le livre commence lorsque Kathleen décide
d’arrêter sa carrière professionnelle de
journaliste reporter de voyages suite au décès de
son collègue et ami Jimmy. En même temps, elle
ambitionne d’écrire un livre sur un drame
passionnel qui a eu lieu en Irlande pendant la
grande famine entre une noble venue d’ Angleterre :
Marianne Talbot et son palefrenier William Mullan.
Très vite, les destins de Kathleen et de Marianne
à cent cinquante années d’écart vont présenter
des points communs et se recouper.
Cette
histoire survenue à Mont Talbot que Kathleen
transforme en roman pour lequel lui manque
d’ailleurs un bon nombre de clefs et de réponses
sert aussi et surtout de reflet à sa propre
existence. Car Chimères, dans lesquelles
elle semble se perdre, est avant tout un beau
portrait de femme arrivant à la maturité de sa vie
et souhaitant faire le point. Notamment sur les
raisons de son départ précipité à 20 ans d’
Irlande, de la rupture avec sa famille : une mère
malade et absente, un père anglophobe et rustre,
une sœur exilée en Amérique et un jeune frère
resté au pays. Et aussi sur sa vie sentimentale si
décousue que jamais elle ne put la concrétiser de
manière durable, multipliant les aventures et ayant
fini par renoncer.
L’
auteur nous retrace toute la vie de Kathleen de manière
absolument pas chronologique. Les personnages
secondaires – famille, amants, amis – sont
nombreux et traités en profondeur, ce que permet la
longueur du roman nullement rébarbatif.
L’
écriture y est limpide et généreuse. Kathleen ne
manque ni de distanciation ni d’humour pour évoquer
sa vie à la fois remplie et vide. Néanmoins, la
partie du retour en Irlande est la plus émouvante
parce qu’elle est imprégnée de vie, de cœur et
qu’elle est aussi riche en révélations diverses.
A contrario, on peut se montrer plus sceptique sur
l’opportunité à intégrer au roman la propre
fiction de Kathleen à propos de Mont Talbot.
Nuala O’ Fualain a donc ceci de commun avec
les autres écrivains irlandais qu’elle prouve
magnifiquement l’incidence de l’histoire souvent
tragique d’un pays sur un destin particulier.
Kathleen va petit à petit le comprendre à son
corps défendant, même si jamais elle ne choisit la
facilité ou la compromission. La fin du livre
surprenante en est une belle illustration.
Pas
d’ hésitations à avoir pour plonger dans ce gros
bouquin qui vous fera voyager à travers l’ âme
tourmentée et lucide d’une femme volontaire
nullement résignée.
Patrick
|