Daewoo
– roman,
ça n’a pas commencé et déjà on achoppe. Roman,
Daewoo ? Pas celui qui définissait Queneau
ironique en 1950 : « N’importe qui peut
pousser devant lui comme un troupeau d’oies un
nombre indéterminé de personnages apparemment réels
à travers une lande longue d’un nombre indéterminé
de pages ou de chapitres. » (Bâtons,
chiffres et lettres). François Bon
n’est pas n’importe qui et n’a rien d’un
pasteur d’oies et s’il pousse quelque chose
c’est les mots, les mots qui disent Daewoo,
qui disent l’usine et ses femmes, qui disent le chômage
et la perte ; des mots qu’il faut charrier le
long d’un chemin cabossé et heurté.
Roman,
alors ? Oui, au sens le plus originel du terme
de mettre en français, de mettre en littérature
une “matière”, celle que disent ces femmes.
Rien d’un documentaire donc, même lorsque la séquence
est annoncée “entretien”, ou alors François
Bon marche sur les pas de Robert Flaherty
qui justifiant les scènes répétées disait :
« j’ai tenté de recréer pour le conserver
un document sur ces gens. » Et s’il y a bien
ici une mise en scène, une recréation, c’est
celle toujours reprise au fil des livres, de la
langue, qui avec ses écarts, ses torsions donne à
voir, à entendre un mode disparu. Disparu comme
celui des garages de mécanique dont les tours ont
fini à la casse ; disparu comme celui des
alternateurs Bosch de Temps machine ;
disparu le monde de Daewoo, des usines,
remplacé, et pour bien peu de temps par les centres
d’appel et les plates-formes de distribution.
Disparu et remplacé par cette ville, devenue
complexe de loisirs (thermes, casino, cinéma
multiplexe,..), au nom prédestiné : Amnéville,
disparition que François Bon essaye de
sauver de l’oubli. Queneau, encore, écrivait
dans le dossier préparatoire des Fleurs bleues :
« c’est au-delà de la mort du roman qu’il
faut écrire en sachant ce qu’on fait. »
C’est bien cela qui se joue ici, l’encore
possible écriture. Alors, oui définitivement, Daewoo
roman.
Des voix de femmes de Daewoo, la pièce (le
projet était d’abord théâtre), François
Bon dit avoir une dette à l’égard de
celles des Suppliantes d’Eschyle,
voix des Danaïdes pourchassées demandant
protection aux Grecs. Dans cette tragédie le chœur
est omniprésent, et rarement chœur aura eu un tel
poids. Le chœur qu’elles forment, ces voix de
« femmes rejetées dans l’exil »,
n’a pas seulement investi la pièce, mais aussi ce
roman écrit autour de la pièce. Daewoo n’est
que la trame tissée par les voix des femmes
d’usine qui de leur propre exil, intérieur
celui-là, disent une absence. Il manque ici une
voix, celle du coryphée, du chef de chœur, voix définitivement
tue la tragédie finie, voix de celle à qui le
livre est dédié. Les chemins qu’ont pris, par la
suite, les Daewoo (on a envie de les appeler
ainsi, même si ce n’est que la marque, le
stigmate d’un échec) ont rompu l’unité du chœur
de celles qui dans leur combat n’étaient qu’une
voix. La construction qui alterne entretiens,
narrations et théâtre, n’est pas une première
chez François Bon, il en était de même
dans Un fait divers, si ce n’est qu’ici
elle donne une densité à l’isolement de ces
voix. La tragédie, plus encore que la fermeture de Daewoo,
est dans ce qui suit, là où nulle rémission
n’est possible, le mal est fait. François Bon
narrateur-auteur joue parfois dans cette tragédie
le rôle du héraut égyptien dans celle d’Eschyle,
le messager des mauvaises nouvelles.
Dans
L’infra-ordinaire, Perec écrit :
« Dans notre précipitation à mesurer
l’historique, le significatif, le révélateur, ne
laissons pas de côté l’essentiel : le véritablement
intolérable, le vraiment inadmissible : le
scandale, ce n’est pas le grisou, c’est le
travail dans les mines. Les “malaises sociaux”
ne sont pas “préoccupants” en période de grève,
ils sont intolérables vingt-quatre heures sur
vingt-quatre, trois cent soixante-cinq jours par an. »
Il faudrait citer une grande partie de ce texte, qui
serait la meilleure introduction à ce livre. Clin
d’œil à Perec que ce W dans le ciel de
Fameck lors du démontage de l’enseigne, clin d’œil
à L’infra-ordinaire que ce passage de
Daewoo : « On a beau mettre la
radio, la télévision, on n’a que les nouvelles
qui se recopient les unes les autres, en tout cas
rien qui nous concerne, rien qui soit ce qu’on a là
sous les yeux, qui permette qu’on sache qui on est
et ce qu’ici on fait. » Et cet
“infra-ordinaire” qui est le quotidien de ces
femmes pendant et après l’événement
journalistique d’une grève, c’est cela Daewoo.
Avant
l’industrie broyait les hommes dans leurs corps,
La liste des morts de l’année aux aciéries de
Longwy, l’ouvrier au bras déchiré par un tour
dans Temps machine. Dans les usines aseptisées
d’aujourd’hui, comme celle de Daewoo à Fameck
vidée de ces machines avec au sol des marquages géométriques,
on ne broie plus seulement les corps, on broie les
âmes. Et lorsque c’est fini, qu’il ne reste
rien, François Bon se demande à sa seconde
visite : « Dans l’usine vide, ce que
l’œil capte à chaque instant, est-ce que ce
n’est pas cette histoire à l’envers, cette
histoire maintenant invisible ? »
Dominique
Fagnot
Date de
parution : 22 août 2004
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