Comme
beaucoup de ses contemporains, Mauvignier
insère l’Histoire dans les histoires. Même
s’il est assez récent, même s’il ne figure
dans aucun manuel scolaire, le drame du stade
bruxellois du Heysel lors de la finale de la Coupe
d’Europe en 1985 fait partie de ces souvenirs
collectifs qui nous ont choqués, bouleversés,
meurtris. Ce tragique fait divers qui vit la mort
par écrasement d’une quarantaine de personnes, Laurent Mauvignier le propose en décor de son opéra symphonique,
son concerto de voix intérieures, une véritable
collision d’états d’âme avant, pendant et après
l’événement.
Dans la foule est constitué de monologues étirés et aériens,
un énorme bloc narratif où s’entremêlent sept
voix. Sept personnages, venus de différents lieux
européens (France, Italie, Grande-Bretagne…) pour
assister à cette grande date footballistique. Un
couple d’amoureux en lune de miel à Bruxelles,
deux copains venus aux abords du stade sans billets,
un jeune Anglais qui suit prudemment ses frères
hooligans, et un jeune couple belge trop gentils
pour ne pas se faire avoir. Ils vont tous se
rencontrer, s’aimer, se haïr, se disputer, se
retrouver, survivre ou mourir. La construction
narrative de Mauvignier
ne suit pas la trajectoire des protagonistes de manière
linéaire et chronologique, elle brouille les répères
de temps, de personnes, d’actions…les récits se
superposent dans un torrent de mots, à la fois
limpides et complexes. Il faut un peu de temps pour
s’accrocher à la coque du navire Mauvignier, mais une fois qu’on est embarqué, difficile de s’en
sortir.
Car,
fait rare dans la littérature contemporaine, des
pages de « Dans la Foule » naît une véritable
émotion. Une légère, belle et tragique émotion,
comme on n’en fait plus. On est loin du pathos
larmoyant, ou de la sécheresse cynique de certains
écrivains misanthropes. La séquence du mouvement
de foule meurtrier n’est jamais spectaculaire ni
vulgaire, l’écrivain s’efforce juste de
retranscrire ces paroles renfermées pendant l’événement,
les mots qui se cachent derrière les cris, la peur,
l’étouffement ou les râles. Il fait parler tout
au long de l’ouvrage les silences, les fureurs,
les orgasmes, les désirs, les peines, les deuils,
les rancoeurs, les jalousies, les effrois et les
douleurs. Les phrases sont précises et aériennes
à la fois, rarement terminées, toujours en
suspens. Je parlais de symphonie à plusieurs voix
plus haut, mais on est davantage dans l’intime
d’une passion de Bach que dans le grandiose
d’une œuvre de Berlioz.
Dans la Foule sonne tout le temps juste, il touche à l’intime, au
tabou, à tout ce que l’on pense mais que l’on
ne dit pas, Mauvignier explore subtilement l’âme, et la pensée quand elle
n’a plus la force de s’exprimer par des mots. Et
l’intérêt ultime de ce roman virtuose mais pas
vain, c’est de ne jamais se laisser aller à
devenir un énième roman psychologique sur la
perte, la mort et le désespoir. Au contraire, le
livre est délicatement optimiste et, devant une
situation d’horreur, les personnages ne parlent
que de vie, d’envie et surtout de survie. Et les
mots de Dans
la foule n’ont jamais été aussi
prenants, virevoltants, vivants.
Jean-François
Lahorgue
Date de
parution : septembre 2006
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site de l'auteur
www.leseditionsdeminuit.com
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