roman

Tanguy Viel - Insoupçonnable 

Éditions de Minuit - 144p, 13€

[3.5]

 

 

Une mauvaise interprétation des livres de Tanguy Viel consiste à n’y voir que la mise en forme de principes cinématographiques. Des films écrits ou, tout au moins, des livres n’obéissant qu’aux seules règles de la grammaire cinématographique. Considérer en somme la prédominance du matériau cinéma sur l’écrit, soudain réduit au seul geste de médiateur un peu cheap. Nier par conséquent toute valeur intrinsèque au travail littéraire, pourtant prédominant – il suffit de savoir lire – ici. Le piège évidemment vous ouvre grand ses bras : de Cinéma à cet Insoupçonnable en passant par L’absolue Perfection du Crime, tous les romans de Viel usent et abusent des gimmicks d’un siècle de cinéma, raccourcis, ellipses et twists réguliers. Des intrigues de films noirs, des héros-sommes issus d’une lignée de premiers rôles, et, pour le cas Insoupçonnable, une inédite femme fatale.

 

Tout ceci bien sûr n’est qu’apparence. Piège à lecteurs peu scrupuleux, adeptes d’une littérature qui se prosternerait admirative et simplette aux pieds du présupposé géant Cinéma, quand celui-ci ne fait que recycler encore et encore des mécanismes hérités d’une très longue histoire littéraire dont les exemples d’inventivité (et de renouvellement) ne manquent pas. S’il faut en passer, pour l’écrivain d’aujourd’hui, par la réappropriation (effet boomerang) de procédés de base, c’est bien parce que  l’essentiel de la culture artistique des lecteurs contemporains se résume à la seule expérience cinématographique, pire : les réflexes de perception sont à ce point inextricablement liés à la mécanique du film que son intégration à tout récit est devenue une figure quasi-obligée (y compris dans sa négation même, parfois volontaire, mais toujours en rapport ).

 

Pour Insoupçonnable, tout est dans la phrase, ciselée, stylée, enroulée, vagabonde. Elle n’écrit pas sur le matériau de base mais le fore en profondeur comme pour créer des poches d’air frais à l’intérieur d’un territoire formellement contraignant, comme pour envisager des portes de liberté littéraire. Un juste au corps d’avec la ligne narrative où se dresse, sous la façade confortable du polar chabrolien, le portrait d’un marginal : Sam, manipulateur manipulé, adepte du coup foireux, dans la grande tradition du héros selon Viel. Sam, dont la coïncidence au monde, jamais précise, oscillera toujours dans une zone un peu floue, à la jonction de plusieurs destins dont toutes les trajectoires finiront par lui échapper. On peut y voir une métaphore de la figure de l’écrivain, bouée solitaire aux prises, jusque dans son couple, avec les codes convenus d’un savant jeu de dupes. De sa capacité à tirer le récit vers des rives inédites dépendra son salut.

 

Christophe Malléjac

 

Date de parution : 2 février 2006

 

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