Créateur
en 1987 des Editions Tristram, Jean-Hubert
Gailliot est par ailleurs auteur de plusieurs
romans, dont le dernier L’Hacienda vient de paraître.
Homme touche-à-tout, véritable enfant du rock, il
a évoqué sans langue de bois et avec précision et
simplicité la genèse de Tristram et nous a
livré quelques réflexions sur l’évolution du
monde (télévision, place de l’individu et de
l’écrivain) dans un entretien lucide et
roboratif.
Comment
vous est venu l’envie de créer une maison d’éditions ?
Quels en sont les objectifs ?
Tristram
a été créée à la fin des années 80 par une
petite équipe de jeunes gens. Suite au constat de
l’existence de beaucoup de maisons d’éditions
et de la non-parution ou de la mauvaise parution de
textes intéressants, l’évidence de la création
allait de soi. Non pas de se rajouter aux centaines
d’autres, mais bel et bien de créer une petite
structure éditoriale, très légère,
interstitielle dont la raison d’agir est
d’occuper des intervalles habituellement laissés
libres. L’idée de mettre en œuvre des moyens de
promotion et de communication en phase avec les
textes publiés et d’avoir donc une politique cohérente
a aussi prévalu à la naissance de Tristram. On
peut voir dans cette démarche une analogie certaine
avec les labels indépendants crées dans le monde
de la musique à côté des grosses boîtes de
production.
La
raison d’être est donc bien dès le départ du
publier des choses précises, comme des poètes (Lautréamont),
des traductions de l’auteur américain Ezra
Pound, et le lancement d’une nouvelle
traduction et publication de La vie et les opinions
de Tristram Shandy, d’où le nom de la
maison. Il s’agit d’un projet monumental :
un ouvrage de plus de 1000 pages extrêmement
complexe, sophistiqué. Sorti en librairie il y a
quelques mois, ce projet a été mis en place il y a
une quinzaine d’années et constitue la "colonne
vertébrale" de Tristram.
Nous
nous plaçons dès lors dans le temps de la lecture,
et non pas dans celui de l’actualité. Un temps
monumental, et non pas instantané.
A
côté de ces publications, l’autre objectif de
Tristram est de publier des auteurs contemporains,
sous des formes inhabituelles : livres d’art,
disques compacts…
Au
catalogue, nous avons donc Ducasse, Novarina
et aussi Mehdi Belhaj Kacem.
Vous
sentez-vous proche d’autres maisons d’éditions
?
Oui
bien sûr comme Allia, Verdier, ou
dans des collections comme Fictions & Cie (Seuil),
chez Verticales ou à l’Olivier également.
D’ailleurs,
ces expériences éditoriales différentes et intéressantes
jettent aussi des passerelles entre les unes et les
autres.
Regrettez
vous de ne pas avoir publié certains auteurs ?
D’abord,
nous n’avons aucun regret d’avoir publié ce qui
l’a été jusqu’à présent.
De
plus, la notoriété de Tristram aidant, le niveau
des manuscrits reçus a considérablement augmenté.
Cela étant, cela n’est pas pour autant un gage de
publication car encore faut-il que l’esprit du
manuscrit s’accorde avec celui de Tristram.
Dès
le début, nous fûmes très amateurs de l’œuvre
de Bret Easton Ellis, par ailleurs très bien
publié chez Bourgois. Plus récemment, le roman
biographie de François Bon sur les Rolling
Stones. Ou encore le troisième roman de Jean-Jacques
Schuhl (Ingrid Caven).
En
tant qu'auteur, vous n’êtes pas publié chez
Tristram ? Est-ce un choix, une volonté
d’indépendance ?
Je
n’aurais jamais imaginé que ce que j’écris
soit publié dans la maison d’édition dont je
m’occupe par ailleurs. Un livre a besoin d’un éditeur.
Les fonctions d’auteur et d’éditeur sont complémentaires.
L’éditeur n’apporte pas forcément un travail
supplémentaire. Son rôle est plutôt comment
parler de l’auteur, le présenter, dans quel type
de catalogue l’inscrire. Si l’auteur s’occupe
directement du texte, on peut dire en comparaison
que l’éditeur s’occupe du "paratexte",
soit tout ce qui est autour du texte.
Votre
dernier roman polymorphe est une allusion
directe au fameux club de Manchester, antre de Joy
Division, puis de New Order. Quelles sont vos
influences musicales ?
Elles
sont multiples, car passé le cap de l’adolescence
qui se caractérise par la construction d’un goût
ultra-cohérent, je suis entré dans une phase
plurielle développée par un réel souci d’œcuménisme.
J’écoute ainsi Nancy Sinatra et Eminem,
Chet Baker et Suicide, dans une
coexistence joyeusement foutraque.
Mais
le titre de mon dernier livre n’a pas que pour référence
le club de Manchester. C’est d’abord et avant
tout un clin d’œil au mouvement situationniste
qui dans les années 50 avait publié un texte
comportant comme mot d’ordre : il faut
construire l’Hacienda.
En effet, pour pouvoir avoir une vie plus délirante
et plus intéressante in fine, il fallait construire
ses propres lieux et non pas se satisfaire de ceux
existants ou ceux imposés.
Ce
projet subversif et révolutionnaire global n’a
pas abouti, ou de manière indirecte soit heureuse
(Mai 68) soit malheureuse ( les mouvements
terroristes italiens et allemands). Par contre le
nom donné au club créé par la mouvance Joy
Division et New Order s’inspirait en
droite ligne du mouvement situationniste
Votre
héros Benjy est un accro des séries télé...
Considérez vous ce média comme le dernier vecteur
de la culture actuelle, ou plutôt de la "médiocratisation"
de celle-ci ?
Pas
du tout. La télévision n’est pas le sujet de
L’Hacienda, lequel n’est pas non plus une
critique – en tout cas pas frontale – de la télévision.
Celle-ci pour la majorité des populations
occidentales est devenue le lieu où le monde
disparaît. Autrement dit, elle est devenue une
instance de représentation qui tend de plus en plus
à se substituer au monde réel. Cela étant poussé
à l’extrême, qu’adviendrait-il de l’individu
qui ne percevrait le monde réel qu’à travers sa
représentation médiatique ? La télévision
entérine aujourd’hui la disparition de
l’engagement et de l’expérience personnels, les
remplaçant par la paranoïa.
Pour
l’individu d’avant cette télévision, la
question essentielle est le sens de son existence,
de celle du monde et du rapport entretenu entre les
deux. A la différence, pour le même individu
post-télévisuel, la question se limite au sens du
vu, soit un chaos illustré par l’anarchie des
programmes et la multiplication des canaux, sans
ligne directrice. Au final, ce chaos procède t-il
d’une volonté, comme une nouvelle théologie ?
L’audible et le visible de la télévision
masqueraient-ils en quelque sorte un autre contenu
volontairement dissimulé ? Ce qui est la définition
même du paranoïaque : voir du lien où il
n’y en a pas forcément et surtout en voir de plus
en plus.
Cette
création de liens entre toutes choses, si elle
caractérise aujourd’hui le téléspectateur
lambda, est aussi l’apanage évident de l’écrivain,
sans laquelle le roman ne peut exister.
Propos
recueillis par Patrick Braganti
Le
18 Septembre 2004 lors du Livre sur la Place à
Nancy
Editions
Tristram
BP
110 32002 Auch Cedex
Tél
: 05 62 05 17 76
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