Ce
qui fait le plus défaut à Milène, héroïne
centripète et légèrement déficiente mentale du
dernier livre de l’auteur portugais Lidia Jorge,
ce sont les mots et la capacité à dire et à
raconter. Raconter notamment à ses oncles et tantes
la mort soudaine et étrange de la grand-mère Régina
alors que ceux-ci étaient tous à l’autre bout du
monde laissant le destin de leur mère entre les
mains de l’innocente Milène.
Ce qui ne manque pas à ce sixième livre d’un
auteur phare de la littérature lusitanienne
justement récompensé du grand prix de l’Association
portugaise des écrivains, ce sont les mots précis
et fouillés, composant un style grandiose qui a
beaucoup à voir avec l’idée de ressassement.
L’auteur revient régulièrement sur ce qu’elle
a écrit quelques pages auparavant,
l’enrichissant, le reformulant, faisant progresser
l’intrigue lentement, délivrant des bribes, des
éclaircissements, ce qui rend la lecture
palpitante, comme la dégustation d’un mets raffiné
qu’il ne faudrait surtout pas engloutir en
quelques minutes.
Plane
donc en permanence cette notion d’un plaisir
progressif, d’un voyage passionnant vers un grand
bonheur comme seule la rencontre fusionnelle avec un
livre en procure.
En plein mois d’août, pas loin de l’océan,
dans une région desséchée et sauvage, Milène,
orpheline de père et mère, recueillie par sa
grand-mère, tente de retracer les dernières heures
de celle-ci, échappée par magie d’une ambulance,
parcourant plus de deux kilomètres pour venir
mourir devant la porte d’une vieille usine.
Laquelle existe depuis presque un siècle,
appartient à la famille Leandro, les ancêtres de Régina
et Milène, devint ces dernières années la résidence
d’une famille cap-verdienne : les Mata qui hébergent
durant quelques jours la fugitive et perdue Milène.
Deux
clans que tout oppose. D’une part, les Leandro
riches et influents rejetons d’une grande lignée
locale dont l’usine, ancienne conserverie de
poissons, aujourd’hui louée, peut-être vendue
demain, reste le fleuron, marque d’une grandeur révolue.
D’autre part, la tribu des Mata également réunie
sous l’autorité d’une grand-mère sèche et
visionnaire Ana, relayée par le trio formé par ses
filles, dont l’énergique et volontaire Félicia,
qui veut croire en des jours meilleurs depuis
qu’un de ses fils Janina démarre une carrière
prometteuse dans la chanson, amplifiée par le biais
de la télévision.
C’est
évidemment la lente et inadaptée Milène qui va être
le trait d’union entre ces deux familles en
tombant amoureuse d’un des autres fils de Félicia :
Antonino. Un rapprochement que les oncles et tantes
de Milène, très préoccupés de l’héritage de
la grand-mère, concentrés sur leur carrière
professionnelle ou politique, voient d’un sale œil.
Le roman respecte un rythme lent, celui de la découverte
progressive et parfois chaotique de Milène. Ainsi
il multiplie les allers et retours, use de la répétition,
du recommencement sans que les mêmes mots, les mêmes
tournures soient jamais employés. Il y a ici une
richesse époustouflante de style, une écriture
particulièrement fouillée et insinuante, faite de
mille détails, de petits riens nullement
insignifiants, mis au service d’une galerie de
personnages complexes, mus par des sentiments
contradictoires, pas toujours très nobles.
Car
à travers l’histoire de ces deux familles que le
destin ironique réunit, l’auteur de La
couverture du soldat, ancienne enseignante que
son séjour en Angola et au Mozambique a tant marqué
qu’il imprègne ses premiers ouvrages, continue à
explorer le tréfonds de l’âme humaine et de ses
tourments.
Hantée par son propre passé et le poids de
l’histoire portugaise entachée des années de
dictature salazariste, Lidia Jorge confirme
un formidable talent d’imagination et d’écriture,
ainsi qu’une connaissance certaine des êtres
humains, notamment des femmes toujours au premier
rang de ses romans.
Qualifiant
elle-même l’écriture comme « une des
figures majeures du désir », cette petite
femme blonde devenue en quelques années un des
auteurs les plus reconnus de Lisbonne livre ici un
roman sensuel et envoûtant, à découvrir
d’urgence.
Patrick
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