Jacques
Roubaud, oulipien notoire, est, selon ses propres termes, « compositeur
de poésie, de mathématique et de littérature
». Son œuvre littéraire protéiforme tourne
autour des deux foyers (serait-elle elliptique ?)
que sont justement la poésie et les mathématiques,
conçues comme formes, structures qui règlent l’écriture.
De la poésie, puisqu’il s’agit de cela ici, une
forme surtout, le sonnet, a retenu l’auteur. Forme
explorée dans Î (prononcez “appartient à”), premier vrai
recueil de poésie de Roubaud, dans Soleil
du soleil, anthologie du sonnet français de 1536 à 1630, mais
aussi dans bien d’autres ouvrages dont Poésie :,
quatrième branche du récit autobiographique
inauguré avec Le Grand Incendie de Londres.
Dans Les Animaux de tout le monde,
recueil de sonnets, le sonnet donne lieu, comme dans
toute l’œuvre de l’auteur, à variations, à écarts
: Le tercet final de « La marmotte » se
termine sur « un vers de silence, très long » ;
le sonnet « Hérisson ! » est un
“sonnet long” : deux quatrains, deux
tercets et un distique ; certains sonnets sont
de la forme trois quatrains et un distique,… etc.
« La lettre de l’auteur à un ami hérisson »
(un des animaux préférés de Roubaud) à la
fin de ce premier recueil revient sur cette forme
sonnet et sur certaines des libertés prises par
l’auteur. Elle se termine par un « sonnet inédit
que [lui a] demandé » le hérisson que je ne
résiste pas à retranscrire :
L’âne
hi / han / han / hi
hi / han /
han / hi
hhan / hhan
/ hhii
hhhan / hhii
/ hhhhhhaaan.
Le sonnet est ici réduit
à son élémentaire. Il en est de même de « La
Vie : sonnet » (Poésie, etcetera :
ménage), sonnet “informatique” celui-là,
composé de 0 et de 1.
Les animaux de personne, quant à eux, explorent d’autres formes. Jeu sur
la mise en page : « Le Sanglier aux Oreilles
en Pinceaux », « Le Coati Solitaire »
renfrogné dans un coin de page blanche. Ironie :
« Le Céphalophe Raseur », qui désirerait,
n’étant à personne, appartenir à B. H.-L.,
« est de tous les animaux de ce monde / le
plus bavard et le plus ennuyeux. » Références
oulipiennes « Le Glouton Boréal », dont
la liste des provisions de bouches « 1
douzaine de souris / 2 douzaines de lemmings / 3
chevreaux / 5 moutons / 6 vaches / 9 rennes / 11 élans
/ 14 castors / 18 saumons / 23 lagopèdes » décline
les dix premiers nombres de Queneau (voir
dans La Bibliothèque oulipienne, vol. 5 les
deux articles sur les N-ines,
autrement dit Quenines).
La poésie
contemporaine est souvent considérée comme
difficile voire même hermétique, et celle de Roubaud
n’échappe pas à ce jugement. Il répond :
« Cette poésie est difficile. Et alors ?
Est-il indispensable de ne se heurter à aucune difficulté ? Est-il
indispensable de ne faire aucun effort de pénétration,
de compréhension ? » (Poésie,
etcetera : ménage). Formule qui n’est
pas sans rappeler celle de Queneau à
propos du roman : « Pourquoi ne demanderait-on
pas un certain effort au lecteur ? On
lui explique toujours tout, au lecteur. Il finit par
être vexé de se voir si méprisamment traité, le
lecteur. » Mais l’effort en question, pour
la poésie se redouble d’un oubli, celui de la poésie.
« La poésie que vous rencontrez est nécessairement
étrange, inhabituelle, difficile donc, par
non-familiarité, par perte de familiarité avec la
poésie, toute poésie. » Donnez un roman de
Faulkner, de Céline, de Beckett, de Sarraute, de
Proust ou de Joyce, enfin un roman d’auteur à
quelqu’un qui ne lit pas, cela lui semblera
inaccessible, difficile. La situation de nombre
d’entre nous face à la poésie est celle-là. Ces
deux recueils, tout comme l’anthologie citée
ci-dessus peuvent être une porte pour entrer dans
ce territoire de plus en plus déserté qu’est la
poésie.
Vous
voulez faire un cadeau à votre fils ou à votre
fille et vous voulez en profiter vous-mêmes :
précipitez-vous ! Vous n’avez pas
d’enfants : précipitez-vous tout de même !
Cette réédition met à portée de toutes les
bourses deux recueils de poèmes, qui bien qu’écrits
pour les enfants, sont particulièrement
jouissifs, parce que drôles et inventifs. Une dernière
remarque, comme le dit joliment Roubaud, la
poésie est « aurale », elle passe de
bouche à oreille ; alors, lisez-la à haute
voix.
Dominique
Fagnot
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