Troisième
et dernier roman du poète russe Anatoli
Marienhof, L’Homme rasé (1930) est à
la fois un condensé des thèmes chers à l’auteur
et un art poétique. Le ton est donné dès les
premières lignes : « Nous courons sur
terre, sautons de tramway en tramway, nous laissons
emporter par les trains, et tout ça pour quoi ?
Pour attraper notre malheur par la queue. »
C’est au collège que Michka, le narrateur,
attrape le sien à travers la personne du jeune Léo,
personnage pragmatique, voire cynique, issu de la
grande bourgeoisie, avec lequel il va entretenir,
pendant quinze ans, une amitié ambiguë non exempte
de masochisme. « Si Léo n’avait pas été
une vipère qui se moquait de moi et me traitait
d’animal tous les deux mots, […] aurais-je pu
voir en lui un ami ? » L’ascendant
de Léo s’exercera jusque dans la vie amoureuse de
Michka puisque celui-ci, cédant « au
plaisir de rendre à Léo ce petit service amical »,
épousera Nina, pour laquelle il n’a que mépris
… et qui deviendra après ses noces la maîtresse
de Léo.
L’ambiguïté semble bien être le maître mot de
ce roman, dans lequel une chose n’est jamais
simple, univoque, mais contient en soi son revers,
voire une multitude de facettes. L’équivoque
s’y exprime à travers la figure privilégiée,
voire omniprésente, de la métaphore, laquelle
conjugue le beau et le laid, le pur et l’impur, le
sublime et le trivial, le lyrique et l’obscène
dans un esprit proche à la fois de
l’expressionnisme et du surréalisme. Fondateur,
avec Sergueï Essénine, du mouvement
« imaginiste » en 1919, Marienhof
accorde en effet, tant dans ses écrits théoriques
que sa poésie, un rôle de premier ordre à
l’image, dans le but de « provoquer chez
le lecteur un maximum de tension interne. »
Son objectif est « d’enfoncer l’image
le plus profondément possible dans la paume
perceptive du lecteur. » C’est du reste
une métaphore qui donne son titre à l’ouvrage,
à savoir L’Homme rasé, métaphore de l’âme
russe expurgée des « scories » de la
religiosité, du goût du sacrifice, de l’intériorité
et de la profondeur, telle que Dostoïevski
s’en était fait le chantre. Le messianisme russe
est, pour l’homme nouveau, une notion tout à fait
obsolète. L’avènement de la révolution, le
contact de la vie et de la réalité lui ont appris
que « dans [sa] poitrine c’est aussi
lisse que sur [son] menton ». Finis
« la barbe patriarcale de Tolstoï »,
« les touffes mystiques de Dostoïevski »,
« nous avons rasé nos âmes russes en même
temps que nos barbes russes, en dix-huit ».
Mais si la métaphore est l’un des instruments
privilégiés du langage poétique, son déferlement
intempestif sur les cent dix-huit pages de ce court
roman pourra sembler lassant, voire agaçant. Systématique,
le procédé perd son effet percussif. Plus intéressants
en revanche sont les soubresauts de la chronologie,
fragmentée en brèves séquences qui confèrent au
tissu romanesque des allures de montage cinématographique.
Ce n’est sans doute pas un hasard si, exclu de
L’Union des Ecrivains après la publication du
roman à l’étranger (Berlin), Marienhof se
consacre jusqu’en 1935 à l’écriture de scénarii.
Il faudra attendre 1991 pour que L’Homme rasé
paraisse pour la première fois en Russie.
Catherine
H
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