Difficile, sinon présomptueux, d’essayer de
parler d’un roman de Milan Kundera quand on sait le degré d’exigence et la méticulosité
qu’il apporte à chacun de ses livres. Ce sont de
véritables meccanos, des mécanismes complexes et
cependant fluides, à la lecture rapide.
Ecrit en français, comme ses œuvres récentes, L’ignorance
n’échappe pas à la règle : constitué de
53 courts chapitres étalés sur 220 pages, il
alterne plusieurs récits s’enchevêtrant
progressivement. La langue reste dépouillée,
directe. Et comme par magie, il suffit de quelques
pages pour que l’alchimie opère. L’histoire
aspire, emporte, tire et laisse au bout du compte
une étrange sensation, légèrement comateuse, où
l’espoir côtoie toute la tristesse du monde.
Le premier réflexe, après coup, est d’extirper
de ces pages un simple récit sur l’émigration.
Celles d’Irena
et Joseph, installés en France
et au Danemark
après l’invasion de Prague
par l’armée soviétique en 1968. Incompris dans
leurs pays d’accueil comme dans ceux qu’ils ont
quitté, ils errent, en somme, comme des âmes
apatrides condamnés à la solitude et l’égarement
d’une langue qui –quel que soit le lieu où ils
se trouvent- leur reste propre, unique. Mais émigration
qu’il faut aussi entendre dans un sens large, car
le roman n’offre à observer que des âmes
errantes ayant à un moment donné atteint –tel Ulysse cité dès le début du livre- un rivage inconnu, brisant
ainsi le lien les rattachant à leur terre
d’origine. Au retour, ils sont absolument
étrangers.
La lecture de L’ignorance
ne peut cependant se réduire à la seule dimension
d’une pensée sur l’émigration. Car ce qui
compte pour Kundera,
ce n’est pas tant de dévoiler la grande solitude
de l’être humain, émigré par exemple,
qu’interroger les voies de salut encore
potentiellement explorables. Y a-t-il une possibilité
de communication véritable (loin de la propagande
capitaliste étalée dans le Prague
des touristes) entre les êtres, qui les sortirait
de leur douloureux état de grande solitude ?
Eh
bien, seul l’amour, semble répondre Kundera,
paraît en mesure d’insuffler à nouveau la vie
dans des corps déjà morts, gagnés par une
lassitude résignée (que le trop-plein d’activité
lui-même, c’est le cas de Gustaf,
tente de masquer). Tous les personnages du roman se
positionnent en effet vis-à-vis de l’amour, qu’ils en portent les stigmates, l’espèrent
en secret ou se persuadent de le vivre au quotidien.
Mais
ils ne vivent pas la même histoire. Chacun
d’entre eux enfermé dans un temps bien à lui
croise parfois celle d’un autre et son temps à
lui, qui ralentit ou accélère, si bien que les
temps se confondent dans un semblant de présent où
le futur et le passé viennent brouiller les cartes.
Alors tout se délite.
L’amour dans de telles conditions, n’aura sa
place qu’au prix d’une libération personnelle,
d’un relâchement de la surveillance obstinée de
la mémoire et de sa projection dans l’avenir. Ils
le disent tous : « Avec
moi, tu
es libre » ; « Je
suis un homme absolument libre » ;
« Elle
sent un désir monter dans son corps,
l’indomptable désir d’avoir un amant. Non pas
pour rapiécer sa vie telle qu’elle est. Mais pour
la bouleverser de fond en comble. Pour avoir enfin
son propre destin » ; « L’avenir
ne l’intéressait pas ; elle désirait l’éternité ;
l’éternité, c’est le temps qui s’est arrêté,
qui s’est immobilisé ; l’avenir rend l’éternité
impossible ; elle désirait annihiler
l’avenir ».
Une
obligation de présent permanent, sans entrave,
comme ultime issue où l’acte, lesté de toute
pesanteur, permet la coïncidence des corps et des
êtres.
Christophe
Malléjac
Date de
première parution : avril 2003 aux éditions
Gallimard
>
Réagir
sur le forum Livres
|