A
Luanda, en Angola, Félix Ventura, bouquiniste
albinos, se dit « généalogiste ». En
fait, son activité est bien plus hors du commun :
il invente un passé prestigieux aux nouveaux riches
qui, au sortir de la révolution, sont soucieux
d’oublier leur passé ou qui veulent pouvoir se
vanter d’ancêtres héroïques. Au fond, Félix
est un romancier, comme il le dit lui-même :
« je crée des intrigues, j’invente des
personnages, mais au lieu de les garder prisonniers
dans un livre je leur donne vie, je les jette dans
la réalité » (p. 52). Mais à force
d’inventer des histoires et de brouiller les
frontières entre la vérité et le mensonge, entre
la réalité et le rêve, Félix finit par se perdre
dans son propre jeu. Un jour, un étrange personnage
vient le voir : à sa demande, Félix lui
fabrique de toutes pièces un passé et le rebaptise
José Buchmann. Mais très vite tout se passe comme
si ce personnage fictif se mettait à réellement
exister dans la peau de cet étranger sans passé.
Comment est-ce possible ?
Les
mensonges de Félix Ventura ressemblent à des vérités,
tandis que la réalité paraît si folle, si
invraisemblable qu’on n’arrive plus à y croire.
Le roman est construit sur cette ambiguïté :
le lecteur est perpétuellement en équilibre sur
cette ligne ténue où la vérité menace toujours
de basculer dans l’affabulation. L’originalité
de José Eduardo Agualusa est d’avoir choisi un narrateur bien étrange :
tout est vu à travers le regard d’Eulálio, un
gecko – curieux lézard des pays chauds – qui
sait être philosophe à ses heures et qui, parfois,
redevient homme et rencontre Félix Ventura dans ses
rêves. Comme les autres personnages, Eulálio
explore son passé et est en quête d’identité.
Qu’importe s’il faut se perdre dans la confusion
du fantastique pour retrouver qui on est.
A
travers un roman déconcertant, souvent très poétique
et parfois satirique, l’auteur dénonce de façon
inédite la société angolaise. En faisant vivre
des personnages troubles entre l’ombre et la lumière,
il dresse le portrait de l’Angola au sortir de ces
années de guerre où les mensonges ont contaminé
le pouvoir. La politique et la littérature mènent
le même combat : elles remplacent une « vérité
impossible » par un « mensonge banal et
convaincant » (p. 121)… et vice-versa.
Cependant,
à force de jouer à se laisser glisser sur cette
pente instable du véridique, du vraisemblable et du
fictif, le lecteur ne sait pas toujours très bien
ce qu’il en est. La narration paraît se perdre
dans de multiples directions sans vraiment parvenir
à commencer. Est-ce l’histoire de Félix Ventura,
l’albinos inventeur de passés ? Est-ce celle
de José Buchmann, le mystérieux inconnu qui finit
par croire lui-même à la vérité de sa fausse
identité ? Ou bien est-ce celle du narrateur
qui, du haut de son mur, assiste à toutes les scènes ?
Et pourquoi avoir choisi cet animal bizarre comme
narrateur ? Y a-t-il un message caché derrière
ce choix narratif ?
Cette
question, le lecteur semble ne pas pouvoir s’empêcher
de se la poser face à ce roman très riche qui paraît
foisonner de symboles. Très riche ? peut-être
trop
riche. La narration n’aurait-elle pas gagné en
intensité et en émotion si elle avait été
resserrée autour d’un seul personnage ?
Céline
Lavignette-Ammoun
Date
de parution :
Février 2006
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