roman

Herman Melville - Moby Dick    

Éditions Phébus - 960p, 29.50€ - 2005

 

 

 

    Livre-phare, classique d’entre les classiques, Moby Dick n’a point besoin d’être présenté. Mais tel n’est pas le cas, car si l’histoire est connue de tous, le livre ne l’est qu’assez peu. Il est vrai que s’embarquer dans une telle aventure aura de quoi décourager les lecteurs pressés. 800 pages à bord d’un baleinier ! De quoi attraper le mal de mer ! Peut-être faut-il, comme Ismahel, le narrateur, sentir en soi « qu’il bruine et vente dans [son] âme et qu’il y fait un novembre glacial » pour se lancer dans cette traversée, ce « remède » qui permet de se « sortir du noir ». Il est vrai aussi que celui qui s’attend à une course-poursuite haletante entre Achab et la baleine blanche (en réalité un cachalot) risque fort d’être déçu : Achab ne fait son apparition qu’à la fin du premier quart du livre, la première baleine tuée l’est à fin du deuxième quart et l’on croise enfin un navire ayant lutté contre le cachalot blanc à la fin du troisième quart, quant à Moby Dick en chair et en os, il faudra attendre les quarante dernières pages pour le voir émerger de l’abîme. Entre temps, vous aurez lu des pages entières sur la baleine, car Moby Dick est aussi un traité de « cétologie », ainsi que sur sa chasse et la vie à bord d’un baleinier. Et j’allais oublier les pages de réflexion du narrateur sur la mer, la blancheur, etc. Ne croyez pas que je cherche à vous dissuader d’entamer cette lecture, bien au contraire. En effet, si Moby Dick était seulement la confrontation meurtrière entre Achab et Moby Dick, défi faustien d’un homme à la nature, les versions abrégées pour la jeunesse suffiraient largement. Moby Dick est bien plus que cela, un grand roman, résolument moderne, trop, sans doute, pour son époque – ce fut un échec en libraire.

 

    Et pourtant, cela commence presque comme dans tout roman du XIXème, la narration, portée par la voix d’Ismahel, met progressivement en place les personnages et le cadre. Néanmoins, dès la première phrase : « Appelons-moi Ismahel. », un trouble s’installe. En effet cet Ismahel n’est jamais nommé si ce n’est par lui-même. Ce narrateur qui parle à la première personne la plupart du temps, nous mène là où ses pas n’ont jamais été, prenant le lecteur par la main et la précaution du conditionnel : « A supposer que vous eussiez déambulé à bord du Péquod… », « Eût-on suivi le capitaine Achab dans sa cabine,… ». Ce narrateur se présente comme auteur du traité de cétologie que l’on lit (sans que l’on sache bien s’il est uniquement l’ “auteur” des passages techniques ou s’il est censé écrire le récit dans sa totalité). Narrateur qui se perd parfois dans la contemplation mélancolique, et qui nous annonce d’emblée que son « livre lui-même n’est qu’une esquisse – oh ! même pas ! l’esquisse d’une esquisse » tant le sujet en est « grandiose ». Le narrateur de Bartleby du même Melville ne nous propose lui aussi que des fragments, même si dans ce dernier cas le sujet est plus mince. Mais quelles esquisses ! quels fragments, Melville ne nous laisse-t-il pas !

 

    Nous avons évoqué plus haut la construction du roman, cette montée progressive vers l’apogée finale, mais il ne faudrait pas croire que Melville suit une ligne purement ascendante. « Symphonie », tel est le titre du chapitre qui précède la chasse finale, chapitre où Achab presque humain est pris de regrets et de nostalgie avant de se retourner contre le ciel. « Symphonie », tel pourrait être aussi le sous-titre de l’ouvrage : les moments de calme précèdent les tempêtes et les tensions se résolvent avant que l’orchestre ne se déchaîne de nouveau, de même que le typhon qui frappe le navire est annoncé par un calme plat et un ciel sans nuage. Symphoniques encore les thèmes qui reviennent tantôt sur le mode majeur, tantôt sur le mode mineur. Symphonie ou opéra ? Le prologue, l’ouverture, constituée d’un recueil de citations sur la baleine, annonce les thèmes majeurs. Puis les voix se font entendre : la voix d’Ismahel, véritables récitatifs entre les scènes ; la voix de basse d’Achab, terrifiante et magnétique, qui harangue ses marins ou, bien plus souvent, monologue ; celles des trois officiers, allant du ténor léger pour Flask, le benjamin, à la voix grave et posée de Starbuck, le plus ancien, le second du navire ; et, vient enfin le chœur des marins avec toutes leurs singularités. Voix mises en scène par Melville, certains chapitres étant écrits sous une forme purement théâtrale, comme parfois chez François Bon. Voix souvent bien proches du monologue intérieur, mais aussi polyphonie de voix qui se croisent et s’entrecroisent sans se rencontrer, monologues agglutinés les uns aux autres. Voix qui se perdent en onomatopées, qui partent dans un délire verbal que l’on pourrait croire emprunté au meilleur Céline.

 

    Et pour nous permettre de découvrir ou redécouvrir ce monument, les éditions Phébus au lieu de proposer une nouvelle traduction, comme il est de mode (les traductions, dit-on, vieillissent plus vite que les oeuvres) rééditent celle d’Armel Guerne, qui date de 1954 ! Il suffit de se plonger dans le texte pour s’apercevoir qu’il garde toute sa vigueur. Les modernistes à tout crin trouveront sans doute l’emploi de certains termes et de certains temps vieilli voire précieux, mais fichtre ! l’usage de l’imparfait du subjonctif est courant dans les romans du XIXème. De plus, et cela seul importe, cette traduction est bien plus subtile que celle, plus récente, parue en 1970 chez GF, qui gomme bien des particularités du texte. Ainsi, Guerne rend le « call me Ishmael » introductif, par l’ingénieux « Appelons-moi Ismahel ». De même le thou, archaïque et biblique, utilisé par les Quakers en lieu et place de you devient un “nous” familier d’usage un peu ancien qui distingue ce parler des autres ce que ne fait pas la traduction GF se cantonnant à l’insipide tu. Ce choix éditorial à l’heure du “tout nouveau, tout beau” est parfaitement justifié et mérité d’être salué.

 

    Qu’ajouter de plus ? Faites vos bagages et larguez les amarres !

 

Dominique Fagnot

 

Date de parution : 2005 

 

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