« Tout le monde est dans un groupe. Au
sommet il y a les sportifs. A côté des sportifs,
il y a les Buffy, parce qu’ils ont l’air de
sortir d’une série télé. Derrière les Buffy,
il y a les types qui ont l’esprit de l’école,
ceux qui organisent les rallyes, les bals à thème.
Derrière eux, les types qui jouent dans un groupe.
Derrière eux, les artistes. Derrière eux, les
rebelles. Derrière eux, les tox. Derrière eux, les
tarés. Derrière eux, les bouseux qui vivent dans
des caravanes. Derrière eux, nous. Notre groupe est
un groupe de deux. »
Jim Shepard,
professeur dans un lycée américain, s’est inspiré
de l’affaire Colombine, comme beaucoup
d’autres artistes avant lui (Douglas Coupland,
Michael Moore…). Comme si cet événement,
relaté dans tous les médias du monde, était révélateur
et symbolique d’une logique horrible et absurde
que personne n’arrive encore à comprendre.
Et pourtant, contrairement par exemple au cinéaste Gus
Van Sant qui se plaçait volontairement sur le
terrain de l’observation et du simple constat,
neutre et d’autant plus effrayant, Jim Shepard,
en choisissant la fiction, essaye de nous faire
rentrer à l’intérieur des têtes de ces deux
ados « normaux », qui se vivent profondément
décalés par rapport aux autres, et vont se placer
petit à petit en révolte contre tout le monde. Il
y a clairement eux et les autres. Eux, seuls avec
leur « project X » effrayant
qu’ils ont fomenté et ressassé ensemble et
qu’ils portent avec une logique jusqu’au
boutiste implacable. Car ils n’ont plus rien à
perdre. Et dans un pays où il est facile de se
procurer des armes, évidemment, ça se finit mal.
Comme à Colombine en 1999.
Toute la force du livre de Shepard tient dans
la manière ordonnée et apparemment tranquille dont
il raconte les dernières semaines de ces deux
jeunes américains qui ressemblent à tous les
adolescents du monde, dans leur fragilité et leur
solitude ; et pourtant, on sent derrière la
banalité d’un quotidien parfois douloureux que
quelque chose se fissure, irrémédiablement. Et ces
deux ados que Shepard suit pas à pas, se révèlent
non pas des monstres en puissance, calculateurs et
cyniques, mais bien des enfants perdus de cette Amérique
sans repères, où le mépris d’autrui peut amener
certains aux pires extrémités. Et ainsi, malgré
leur désir de s’intégrer et d’être comme tout
le monde, ils préfèrent en finir, trop blessés
par l’image de « losers » que les
autres leur renvoient sans cesse (« j’étais
le type à qui on pense quand on a besoin de se
remonter le moral »), et emmurés dans un
orgueil d’autant plus exacerbé que leur dignité
a été bafouée, et qui les empêche de revenir en
arrière sur leur projet.
Le mal être de l’adolescence, cet âge où l’on
se sent si facilement décalé, exclu, incompris,
alors qu’on voudrait tant être intégré, qu’on
est en quête de normalité, et où la permissivité
(des parents, des éducateurs…) peut être
ressentie comme un cadeau empoisonné, voire une
marque d’indifférence, tout cela est très bien
traduit dans ce livre ; et l’on se dit en le
renfermant que ce n’est décidément guère facile
d’être enfant ou parent dans la société américaine
actuelle. En bref, un livre très juste et intéressant
à lire en écho au film « Elephant »
ou au documentaire « Bowling for Colombine ».
Cathie
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