Si le Jacky de Brel est « beau,
beau, beau ... beau et con à la fois », le
Tony de Laurent Mauvignier serait plutôt
laid, laid, laid ... laid et idiot à la fois.
Enfin, laid, c’est lui, Tony, qui le dit, avec ses
cheveux en épis et ses dents plantées comme des
pics dans sa mâchoire. Idiot, à ne pas confondre
avec con, tous les personnages de Mauvignier
affirment l’être à un moment ou à un autre.
Dans Seuls, les occurrences du terme ou du
substantif « idiotie » sont trop
nombreuses (19 au total) pour ne pas faire surgir
les figures du prince Mychkine, l’Idiot de Dostoïevski,
et de son double Rogojine, d’autant que l’un des
narrateurs se plaît à évoquer « ces grands
romans russes où des âmes pâlottes et fluettes
promènent leur épilepsie sur les rives d’un
fleuve glacé ». Face à Tony, il y a Pauline
la belle, la trop sûre d’elle qui, comme la
« maudite Mathilde » de Brel, est elle
aussi revenue. Est-ce un hasard si, là encore,
cette jeune femme dont Tony a toujours été secrètement
amoureux porte le prénom de la fière et
capricieuse héroïne du Joueur, du même Dostoïevski ?
Mais qui joue à quoi ? Seuls – et
cela vaut aussi pour les trois romans précédents
de Laurent Mauvignier, ce serait en quelque
sorte une histoire de bruit et de fureur racontée
par des idiots.
Dès Loin d’eux, son
premier roman publié en 1999, Laurent Mauvignier
s’est imposé par une maîtrise éblouissante,
rare dans le roman français, de la polyphonie
narrative et du monologue intérieur. Tout se passe
chez lui comme si les mouvements de la conscience étaient
enregistrés au moment même de leur gestation, et
la parole, avant même sa cristallisation, au plus
près de son surgissement. Il en résulte à la fois
un effet d’oralité alternant style parlé et
langage soutenu, répétitions et ellipses, phrases
nominales ou en suspens, et un très fort effet de réel,
lequel se situe aux antipodes du roman réaliste
traditionnel. Plutôt que de réalisme, mieux
vaudrait en effet parler ici de concret, comme on
parle de musique concrète. Ou encore de vérité,
de sincérité ou d’honnêteté, c’est-à-dire
d’un regard et d’une attitude qui, ainsi que
l’écrivait Nathalie Sarraute dans L’Ere
du soupçon, s’efforcent de « tricher le
moins possible et de ne rien rogner ni aplatir pour
venir à bout des contradictions et des complexités ».
Chacune à sa manière, les deux
voix narratives de Seuls vont s’efforcer
d’élucider la disparition de Tony. Entreprise
d’autant plus ardue pour ces gens ordinaires,
familiers du silence et du secret, qu’il leur
faudra faire avec et contre le langage, ce langage
opaque et quotidien, objet de défiance dans la
mesure où il est le plus sûr agent du
cloisonnement entre les êtres et où il véhicule
« plus de mensonges qu’à la longue personne
n’en est capable, parce que les mots
s’effondrent. » Chacune à sa manière, ces
deux voix vont tenter de reconstituer, de l’intérieur,
l’histoire de Tony et de Pauline, en intégrant à
leur propre parole celles de Tony et de Pauline
eux-mêmes. C’est dire que l’enchâssement des
voix, dont le plus bel exemple demeurait jusqu’à
présent Loin d’eux, franchit dans Seuls
un pas supplémentaire puisque le « je »
du discours direct, qui dans des plages entières se
substitue au « il » ou au « elle »
initiaux, en vient à éclipser le « je »
des narrateurs eux-mêmes, les reléguant momentanément
à l’arrière-plan. Aucun maniérisme dans tout
cela, simplement une manière, une manière noire
qui fait de Laurent Mauvignier un auteur
majeur, à propos duquel il n’est pas exagéré de
convoquer les ombres de Faulkner et de Sarraute.
Sans oublier, bien sûr, Dostoïevski.
Catherine H.
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