En
piqué sur Tokyo : le crépitement livré par
cet ouvrage ne sera qu’une façade, un
effleurement de surface – voilà pour la forme –
qui cependant, malgré ou pourtant saura offrir une
image décalée et justement fidèle de la réalité,
là-bas. Là-bas ? Quart-monde de l’explosion
technologique moderne, des logos tous puissants érigés
en mode de vie. Soyons-en sûrs : la vieille
peur consommatrice qui nourrissait les débats voici
à peine dix ans est maintenant derrière nous, le
basculement a eu lieu qui des corps affairés fait in
fine les occupants d’une dimension nouvelle
(extrait : « -> sur Nakano avenue
on en Gap sur Kawabata Dori »). Un
rêve du monde occidental en somme, qu’un temps
d’avance (et la pensée ad hoc) incarne d’abord
sur le versant Pacifique et son île à séismes.
L’observation
microscopique à laquelle, à la manière d’un Google
earth pointilleux, Eric Sadin procède
ouvre donc quelques portes sur les salles d’expérimentation
du devenir de l’humain, version technologiques
créatures pour grandes zones métropolitaines
dont des échantillons parfois se pressent ici
(France 2005) déjà. L’imparable avancée
engendrera un point c’est tout (et comme il est
d’usage) la formule inédite d’un humain jamais
vu. Notre Homme – qualifions-le du seul
suffixe on – a ses habitudes - activités
de la plongée du corps-organe dans le plasma numérique
d’écrans massés à tous les coins de rue, la
ville s’étalant à la mesure d’un Time Square
gigantesque. Listing au hasard du tracé collectif
de labyrinthes inconscients aussi bien extérieurs
qu’à l’abri même de sa propre intimité (avec
une stupéfiante prédisposition à l’abdication)
plus que jamais violée. Il y a ce type en route
entre job, épouse et hôtesse, fonctionnant au
radar ‘voix de synthèse de son navigateur GPS’
; ce métal dans l’oreillette du portable énumérant
une foultitude de canaux ; l’immersion
joystick dans le grand spectacle virtuel d’un
match de football tandis qu’un (troisième ?)
œil retransmet les données sportives en un direct
live intégral ; des moniteurs pixellisés qui
forment le récit de vos parcours en ville ; le
sifflement synthétique des oiseaux et du moteur de
son bolide de course ; la déclinaison des
marques et logos en verbes transitifs directs,
porteurs de sens pour décrire la grande activité
normalisée qu’on zara samsung et nokia.
"Si
je veux imaginer un peuple fictif, je puis lui
donner un nom inventé, dit Roland Barthes
au commencement de "L’empire des
signes" , le traiter déclarativement
comme un objet romanesque, fonder une nouvelle
Garabagne, de façon à ne compromettre aucun pays réel
dans ma fantaisie (…). Je puis aussi, sans prétendre
en rien représenter ou analyser la moindre réalité
(…), prélever quelque part dans le monde (…) un
certain nombre de traits (…), et de ces traits
former délibérément un système. C’est ce système
que j’appellerai : le Japon". Sadin
de même – leçon de systématisme appliqué –
dans ce pays où (Barthes encore) « l’empire
des signifiants est si vaste, il excède à tel
point la parole, que l’échange des signes reste
d’une richesse, d’une mobilité, d’une
subtilité fascinantes ». Mais le projet
formel diffère radicalement, Sadin
travaillant la matière à la manière des musiques
électroniques si prisées là-bas, par boucles, répétitions
et ressassement du motif jusqu’au dérèglement
obligé ou voulu. Le vacillement des habitudes
langagières et du flot de certitudes confortables
nimbant le lecteur occidental vaut qu’on s’y
laisse prendre : il explique à lui seul la
trame secrète d’un peuple-univers qui toujours tient
la corde, et laisse poindre aussi ces
tragédies contemporaines, contre-coups prévisibles
d’une trop grande annihilation des sens (« On
sur une borne Appuie § enregistre Plaisirs
d’enfance »), le prosaïque tremblement
des dimensions primaires (réalité, virtualité),
le risque totalitarisant enfin des libertés contrôlables
(« [on lit de moins en moins souriez vous
êtes filmé § et de plus en plus cette ville ou
Tokyo sous vidéosurveillance globale] »
).
Surtout,
survivance d’un autre temps, l’afflux de
voyelles - dont la valeur colorée n’est plus à définir
– claque dans l’air et provoque cette jouissance
un peu fruitée, signe de la prédominance de sens
et de beauté qu’une écriture travaillée trouve
instantanément au cœur même d’un territoire a
priori, sinon hostile, étranger du moins. En apnée
au tournant de chaque page, faisant irruption dans
les têtes, les lieux, les désirs, les regards, le
pouls de Tokyo – trois voyelles pour deux
consonnes – n’en finit pas d’y battre, en
capitale-système, laboratoire du monde, terrain
d’expérimentation toujours ailleurs quand vous
croyez la saisir.
Christophe
Malléjac
Date
de parution : 6 octobre 2005
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