roman

Eric Sadin - Tokyo

Éditions POL - 176p, 19.95€

[4.0]

 

 

En piqué sur Tokyo : le crépitement livré par cet ouvrage ne sera qu’une façade, un effleurement de surface – voilà pour la forme – qui cependant, malgré ou pourtant saura offrir une image décalée et justement fidèle de la réalité, là-bas. Là-bas ? Quart-monde de l’explosion technologique moderne, des logos tous puissants érigés en mode de vie. Soyons-en sûrs : la vieille peur consommatrice qui nourrissait les débats voici à peine dix ans est maintenant derrière nous, le basculement a eu lieu qui des corps affairés fait in fine les occupants d’une dimension nouvelle (extrait : « -> sur Nakano avenue on en Gap sur Kawabata Dori »). Un rêve du monde occidental en somme, qu’un temps d’avance (et la pensée ad hoc) incarne d’abord sur le versant Pacifique et son île à séismes.

 

L’observation microscopique à laquelle, à la manière d’un Google earth pointilleux, Eric Sadin procède ouvre donc quelques portes sur les salles d’expérimentation du devenir de l’humain, version technologiques créatures pour grandes zones métropolitaines dont des échantillons parfois se pressent ici (France 2005) déjà. L’imparable avancée engendrera un point c’est tout (et comme il est d’usage) la formule inédite d’un humain jamais vu. Notre Homme – qualifions-le du seul suffixe on – a ses habitudes - activités de la plongée du corps-organe dans le plasma numérique d’écrans massés à tous les coins de rue, la ville s’étalant à la mesure d’un Time Square gigantesque. Listing au hasard du tracé collectif de labyrinthes inconscients aussi bien extérieurs qu’à l’abri même de sa propre intimité (avec une stupéfiante prédisposition à l’abdication) plus que jamais violée. Il y a ce type en route entre job, épouse et hôtesse, fonctionnant au radar ‘voix de synthèse de son navigateur GPS’ ; ce métal dans l’oreillette du portable énumérant une foultitude de canaux ; l’immersion joystick dans le grand spectacle virtuel d’un match de football tandis qu’un (troisième ?) œil retransmet les données sportives en un direct live intégral ; des moniteurs pixellisés qui forment le récit de vos parcours en ville ; le sifflement synthétique des oiseaux et du moteur de son bolide de course ; la déclinaison des marques et logos en verbes transitifs directs, porteurs de sens pour décrire la grande activité normalisée qu’on zara samsung et nokia.

 

"Si je veux imaginer un peuple fictif, je puis lui donner un nom inventé, dit Roland Barthes au commencement de "L’empire des signes" , le traiter déclarativement comme un objet romanesque, fonder une nouvelle Garabagne, de façon à ne compromettre aucun pays réel dans ma fantaisie (…). Je puis aussi, sans prétendre en rien représenter ou analyser la moindre réalité (…), prélever quelque part dans le monde (…) un certain nombre de traits (…), et de ces traits former délibérément un système. C’est ce système que j’appellerai : le Japon". Sadin de même – leçon de systématisme appliqué – dans ce pays où (Barthes encore) « l’empire des signifiants est si vaste, il excède à tel point la parole, que l’échange des signes reste d’une richesse, d’une mobilité, d’une subtilité fascinantes ». Mais le projet formel diffère radicalement, Sadin travaillant la matière à la manière des musiques électroniques si prisées là-bas, par boucles, répétitions et ressassement du motif jusqu’au dérèglement obligé ou voulu. Le vacillement des habitudes langagières et du flot de certitudes confortables nimbant le lecteur occidental vaut qu’on s’y laisse prendre : il explique à lui seul la trame secrète d’un peuple-univers qui toujours tient la corde, et laisse poindre aussi ces tragédies contemporaines, contre-coups prévisibles d’une trop grande annihilation des sens (« On sur une borne Appuie § enregistre Plaisirs d’enfance »), le prosaïque tremblement des dimensions primaires (réalité, virtualité), le risque totalitarisant enfin des libertés contrôlables (« [on lit de moins en moins souriez vous êtes filmé § et de plus en plus cette ville ou Tokyo sous vidéosurveillance globale] » ).

 

Surtout, survivance d’un autre temps, l’afflux de voyelles - dont la valeur colorée n’est plus à définir – claque dans l’air et provoque cette jouissance un peu fruitée, signe de la prédominance de sens et de beauté qu’une écriture travaillée trouve instantanément au cœur même d’un territoire a priori, sinon hostile, étranger du moins. En apnée au tournant de chaque page, faisant irruption dans les têtes, les lieux, les désirs, les regards, le pouls de Tokyo – trois voyelles pour deux consonnes – n’en finit pas d’y battre, en capitale-système, laboratoire du monde, terrain d’expérimentation toujours ailleurs quand vous croyez la saisir.

 

Christophe Malléjac

 

Date de parution : 6 octobre 2005

 

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