Quatrième roman de Bernard Comment, Un
poisson hors de l’eau a pour enjeu la
rencontre de deux êtres profondément singuliers,
atypiques, dont l’inadaptation au réel résulte
tout autant d’une impossibilité à exorciser le
passé, avec son lot de remords et d’obsessions,
que du désarroi engendré par le basculement du
monde et l’effondrement des valeurs. Avec la
disparition de l’exercice critique conçu comme
organisation, classification, hiérarchisation,
c’est non seulement l’uniformisation et
l’indifférenciation, mais le retour à un état
pré-moderne de la culture et de la civilisation qui
s’opèrent. C’est du moins ce que suggère le
narrateur qui, dans une probable réminiscence des
leçons de Daniel Arasse, recourt à la métaphore
visuelle et picturale de la perspective, invention
de la Renaissance : « la perspective
comme organisation des proportions, […] c’était
le cadeau de la Renaissance, un sacré cadeau, avant
elle un personnage pouvait être plus grand qu’un
château, et elle avait mis son ordre là-dedans,
[…] et cela disparaissait de nouveau, les
personnages peuvent désormais apparaître de
nouveau comme plus grands que les châteaux, tout
fait irruption dans l’instant, sans contexte, sans
rapport ».
Parvenu, comme le Dante du Chant I de L’Enfer,
« au milieu du chemin de [sa] vie », le
narrateur anonyme du roman approche le chiffre réversible
de quarante-quatre ans. Ancien scientifique, il a
renoncé au brillant avenir auquel le destinait sa
formation pour devenir grutier. Peu enclin à goûter
le commerce de ses contemporains, il aspire à
contempler le monde du haut de sa cabine de verre,
isolé et protégé dans son « donjon de
vitres ». De retour au sol et dans son
appartement, c’est une autre cage de verre qui
l’attend, celle d’un immense aquarium dans
lequel s’entre-dévorent des poissons achetés à
prix d’or. Métaphore de la solitude du narrateur,
la vitre, « transparente et pourtant si réelle »,
est tout autant ce qui protège que ce qui sépare.
Peu importe dès lors qu’on soit placé devant ou
derrière elle, qu’on soit le regardeur ou le
regardé, puisque le point de vue est lui aussi réversible.
Robert, l’étrange personnage dont le narrateur
fait la connaissance dans des circonstances
insolites, est lui aussi le transfuge d’un monde révolu.
Maître-saucier dans un grand restaurant parisien,
il est en butte, depuis l’avènement de la
nouvelle cuisine, à la lente mais inexorable
disparition de son art. Approchant de la retraite,
il décide de s’en remettre au hasard et de
changer brusquement de vie, décision qui ne sera
pas sans retentissement sur le destin du narrateur
lui-même.
Ecrit dans une langue remarquablement maîtrisée, Un
poisson hors de l’eau éblouit par
la richesse de son lexique et l’ampleur de
son érudition, convoquant tout autant l’étymologie
que les mœurs des poissons ou encore l’art de réussir
une sauce. Or, la « sauce » romanesque,
en dépit ou peut-être justement à cause de cette
débauche d’érudition, a du mal à « prendre ».
Les ingrédients pourtant ne manquent pas qui
pourraient la faire « monter », à
savoir étrangeté au monde, goût tout greenawayien
de la symétrie, obsession du double, ou plus
exactement de la copie et de l’original … A la
fin du roman, c’est Robert qui, en lui ajoutant un
peu d’eau tiède, « récupère » une
mayonnaise que le narrateur s’apprêtait à rater.
Un peu d’eau tiède, c’est-à-dire ici un peu
d’émotion, c’est peut-être ce qui manque à ce
roman qu’on a envie d’aimer, mais auquel la présence
trop visible de l’intention empêche d’adhérer
pleinement. L’émotion n’est pas affaire d’idées,
mais de style, revendiquait Céline. Bien
qu’empruntant au monologue intérieur le principe
de l’association d’idées, Un poisson hors de
l’eau, loin d’être une « récitation
intérieure », comme le présente un peu
pompeusement la quatrième de couverture, demeure un
récit à la première personne, c’est-à-dire un
texte somme toute très écrit, trop bien écrit
sans doute, auquel l’oralité caractéristique de
l’écriture du 20e siècle et en
particulier du monologue intérieur fait amèrement
défaut. Dommage …
Catherine
Henry
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