roman

Bernard Comment - Un poisson hors de l’eau    

Éditions du seuil - 276p, 17€ - 2004

 

 

 

    Quatrième roman de Bernard Comment, Un poisson hors de l’eau a pour enjeu la rencontre de deux êtres profondément singuliers, atypiques, dont l’inadaptation au réel résulte tout autant d’une impossibilité à exorciser le passé, avec son lot de remords et d’obsessions, que du désarroi engendré par le basculement du monde et l’effondrement des valeurs. Avec la disparition de l’exercice critique conçu comme organisation, classification, hiérarchisation, c’est non seulement l’uniformisation et l’indifférenciation, mais le retour à un état pré-moderne de la culture et de la civilisation qui s’opèrent. C’est du moins ce que suggère le narrateur qui, dans une probable réminiscence des leçons de Daniel Arasse, recourt à la métaphore visuelle et picturale de la perspective, invention de la Renaissance : « la perspective comme organisation des proportions, […] c’était le cadeau de la Renaissance, un sacré cadeau, avant elle un personnage pouvait être plus grand qu’un château, et elle avait mis son ordre là-dedans, […] et cela disparaissait de nouveau, les personnages peuvent désormais apparaître de nouveau comme plus grands que les châteaux, tout fait irruption dans l’instant, sans contexte, sans rapport ».

 

    Parvenu, comme le Dante du Chant I de L’Enfer, « au milieu du chemin de [sa] vie », le narrateur anonyme du roman approche le chiffre réversible de quarante-quatre ans. Ancien scientifique, il a renoncé au brillant avenir auquel le destinait sa formation pour devenir grutier. Peu enclin à goûter le commerce de ses contemporains, il aspire à contempler le monde du haut de sa cabine de verre, isolé et protégé dans son « donjon de vitres ». De retour au sol et dans son appartement, c’est une autre cage de verre qui l’attend, celle d’un immense aquarium dans lequel s’entre-dévorent des poissons achetés à prix d’or. Métaphore de la solitude du narrateur, la vitre, « transparente et pourtant si réelle », est tout autant ce qui protège que ce qui sépare. Peu importe dès lors qu’on soit placé devant ou derrière elle, qu’on soit le regardeur ou le regardé, puisque le point de vue est lui aussi réversible.

 

     Robert, l’étrange personnage dont le narrateur fait la connaissance dans des circonstances insolites, est lui aussi le transfuge d’un monde révolu. Maître-saucier dans un grand restaurant parisien, il est en butte, depuis l’avènement de la nouvelle cuisine, à la lente mais inexorable disparition de son art. Approchant de la retraite, il décide de s’en remettre au hasard et de changer brusquement de vie, décision qui ne sera pas sans retentissement sur le destin du narrateur lui-même.

 

    Ecrit dans une langue remarquablement maîtrisée, Un poisson hors de l’eau éblouit par  la richesse de son lexique et l’ampleur de son érudition, convoquant tout autant l’étymologie que les mœurs des poissons ou encore l’art de réussir une sauce. Or, la « sauce » romanesque, en dépit ou peut-être justement à cause de cette débauche d’érudition, a du mal à « prendre ». Les ingrédients pourtant ne manquent pas qui pourraient la faire « monter », à savoir étrangeté au monde, goût tout greenawayien de la symétrie, obsession du double, ou plus exactement de la copie et de l’original … A la fin du roman, c’est Robert qui, en lui ajoutant un peu d’eau tiède, « récupère » une mayonnaise que le narrateur s’apprêtait à rater. Un peu d’eau tiède, c’est-à-dire ici un peu d’émotion, c’est peut-être ce qui manque à ce roman qu’on a envie d’aimer, mais auquel la présence trop visible de l’intention empêche d’adhérer pleinement. L’émotion n’est pas affaire d’idées, mais de style, revendiquait Céline. Bien qu’empruntant au monologue intérieur le principe de l’association d’idées, Un poisson hors de l’eau, loin d’être une « récitation intérieure », comme le présente un peu pompeusement la quatrième de couverture, demeure un récit à la première personne, c’est-à-dire un texte somme toute très écrit, trop bien écrit sans doute, auquel l’oralité caractéristique de l’écriture du 20e siècle et en particulier du monologue intérieur fait amèrement défaut. Dommage …

 

Catherine Henry