"La
jeune fille était pauvre mais propre, ces rêves étaient
tout le contraire". Cette phrase du psychanaliste
Theodor Reik a fourni à ses deux auteurs le
point de départ de Qui a tué Bambi? , en même temps
qu'elle résume à merveille ce film beau et cruel.
Vincent Dietschy, réalisateur de Julie est amoureuse,
producteur et ici co-scénariste du film avec son réalisateur
Gilles Marchand, a répondu à nos questions.
Pourrais-tu
me retracer rapidement ton parcours avant d’en arriver
au film ?
Vincent
Dietschy : Je suis entré à l'Idhec (l'école qui
a précédé la Fémis), puis j'ai eu la possibilité
d'entreprendre comme réalisateur un film à vingt deux
ans, tourné en studio. Malheureusement, mon producteur
a du abandonner le projet à cause d'un cancer qui l'a
emporté peu de temps après. Je ne me suis pas du tout
entendu avec son successeur. Il y a eu un procès, que
j'ai gagné, et à la suite duquel j'ai retiré mon nom
du film comme scénariste et comme réalisateur (je
n'avais de toute façon pas pu aller au bout du tournage
à cause de mes désaccords avec le producteur remplaçant).
Grâce à l'argent gagné au cours du procès, j'ai fondé
ma propre maison de production, Sérénade, en
association avec mon amie de l'époque, Bénédicte
Mellac, et nous avons produit deux courts métrages, un
moyen métrage et un long métrage que j'ai écrits et réalisés,
ainsi que les premiers films, courts ou longs métrages
de Bénédicte, Thomas Bardinet, Laurent Cantet, Gilles
Marchand et Dominik Moll. Nous travaillons ainsi depuis
lors. L'expérience des uns profite ainsi aux autres.
Mais il n'y a pas d'obligations. C'est un peu au gré de
la disponibilité et de l'envie de chacun. Et puis, on
n'est pas un club fermé. On travaille aussi avec
d'autres gens.
A
propos de ce « groupe » que vous formez avec
Marchand, Cantet, Moll et Bardinet: comment vous êtes
vous connus? Avez-vous toujours envisagés de travailler
de la sorte? Je pense notamment au fait que ce genre de
collaborations et de travail de groupe va à l'encontre
du sacro-saint concept d'auteur cher au cinéma français...
Vincent :
Nous nous sommes rencontrés à l'Idhec avant l'aventure
malheureuse et avortée de mon premier long métrage.
Sur ce film, j'ai subi un mépris et une incompréhension
assez violents de la part des techniciens. Ils avaient
tous un "nom" et pour la plupart aux alentours
d'une trentaine d'années de plus que moi. J'ai essayé
de tirer les leçons de cette pénible collaboration en
me disant que je ferais mieux d'essayer de travailler
avec des gens de ma génération avec lesquels j’étais
plus à l’aise. Au sein de Sérénade Productions,
nous avons beaucoup travaillé sur les films les uns des
autres à différents postes (montage, lumière, écriture...).
En même temps, chaque film naissait vraiment sous
l'impulsion de son auteur. Nous apprenions beaucoup.
Nous étions plutôt très forts en fabrication, mais
nuls en financement. On démarrait les films en fonds
propres, c'est à dire avec l'argent qu'on avait en
caisse, sans se poser de question. Dès que le scénario
nous semblait prêt à tourner, on se lançait. On
allait présenter le scénario aux organismes de
subvention pendant que le tournage était en préparation.
Si le scénario n'obtenait pas de subvention, on
tournait quand même, et quand le film était terminé,
on allait le vendre à un distributeur ou à la télévision.
Tout le contraire de ce qu'un producteur fait en général!
L'expérience a quand même duré plus de sept ans...
Comment
est né le film? Qui en a eu l'idée?
Vincent :
L'hôpital, les viols et les meurtres de patientes
endormies sont une idée ancienne de Gilles Marchand.
Mais très différente de sa forme actuelle. À
l'origine, il s'agissait de suivre pas à pas le
parcours d'un jeune élève infirmier, qui commettait
des crimes sexuels sur les jolies patientes que
l'apprentissage de son métier mettait sur son chemin.
Il faisait la connaissance d'une jeune interne en
chirurgie qui finissait par le suspecter sans arriver à
l'accuser franchement, à cause du trouble qu'elle éprouvait
pour lui. Mais les lecteurs de ce scénario avaient du
mal à accepter de suivre le "parcours
initiatique" de notre jeune violeur meurtrier. En
discutant tous les deux avec Gilles, on s'est rendu
compte qu'il serait peut-être plus pertinent de suivre
une jeune infirmière innocente et de travailler sur le
trouble qu'elle éprouverait pour un homme plus âgé
qu'elle, ayant de l'autorité et qui lui, serait
coupable... On a donc tout inversé, non seulement les
âges, les fonctions, mais aussi les points de départ
et d'arrivée du scénario et des personnages.
Certaines
influences esthétiques semblent évidentes (Lynch,
Kubrick). Y en a-t-il d'autres qui le sont moins pour
quelqu'un d'autre que Gilles Marchand et toi? Aviez-vous
un film précis en tête au moment d'écrire le film et
d'aborder le tournage?
Vincent :
On a beaucoup parlé de L’Ombre d’un doute et
de certains Hitchcock au sujet de tel ou tel détail.
Sinon, l'influence de Lynch est ouvertement revendiquée
par Gilles... Et puis, il y a aussi les films qu'on
connaît de "l'intérieur" (et pour cause!)
comme par exemple Harry... et tous ceux qu'on a
vus ensemble, qui sont une référence commune...
Laurent
Lucas et Sophie Quinton qui portent vraiment le film
ont-ils été des choix évidents et pourquoi? Je crois
notamment savoir que Sophie Guillemin devait interpréter
le rôle au départ.
Vincent :
Oui, mais pour des raisons personnelles, Sophie
Guillemin n'a plus pu, ou plus voulu, faire le film.
Deux mois avant le début du tournage, on a donc lancé
un gigantesque casting. C'est Valérie Donzelli, une de
nos amies comédienne, qui a parlé à Gilles de Sophie
Quinton. Elle s'est imposée avec évidence. Pour le
docteur Philipp, on avait d'abord pensé à des acteurs
plus âgés que Laurent. Et puis, en y réfléchissant,
et après avoir fait des essais avec lui et avec
d'autres, il s'est révélé être le meilleur pour le rôle,
tout simplement. La question de l'âge est alors devenue
secondaire et on a adapté légèrement le scénario en
conséquence.
Le
désistement de Sophie Guillemin me semble avoir
beaucoup servi le film: il vous a permis de prendre une
actrice vierge de tout référent pour le spectateur, ce
qui me paraît idéal pour un rôle nécessitant énormément
d'innocence et de candeur. Je ne remets évidemment pas
en cause son talent mais elle a quand même des rôles
importants derrière elle, elle est
"identifiable" par le spectateur, et elle
jouait déjà dans Harry...
Vincent :
J'avoue que le côté "vierge", au départ, on
y a surtout pensé, si je puis dire, "publicitairement",
pour créer un attrait supplémentaire pour le
spectateur, une surprise, celle de la découverte.
Sinon, je crois que c'est d'abord le talent de Sophie
(Quinton) qui a guidé le choix de Gilles. Son physique
aussi. Comme Sophie Guillemin, elle a de grands yeux qui
reflètent une certaine candeur, une certaine innocence.
Le
titre avec sa référence hitchcockienne, laisse présager
un classique "whodunit": était-ce une volonté
de surprendre le spectateur en en prenant le
contre-pied?
Vincent :
Au départ, j'avoue que je n'étais qu'à moitié
convaincu par le titre. Mais j'ai fini par m'y faire et
aujourd'hui je l'aime bien. De toute façon, il nous
semblait intéressant et intrigant de glisser « Bambi »
dans le titre. Et puis, il ne faut pas oublier que c'est
le docteur Philipp qui appelle Isabelle "Bambi".
Cette question "Qui a tué Bambi?" rappelle la
part d'enfance qu'il y a en chacun de nous et parle de
la perte de l'innocence, thème qui est un peu au centre
du parcours initiatique d'Isabelle.
Le
film me semble très différent de ce qu'on attend généralement
d'un film de jeune cinéaste français (disons le
"film de chambre de bonne" comme on dit de
manière caricaturale), avec notamment un très fort
accent mis sur l'ambiance, l'atmosphère, la suggestion.
Vincent :
C'est tout à fait juste. Mais c'est aussi parce que le
film est particulièrement "abouti". Tous ces
aspects formels, de même que le jeu des acteurs,
s'ancrent profondément dans le scénario. Gilles
raconte l'histoire d'une double chute, d'une double
perte de contrôle, celles du docteur Philipp d'une
part, et celle d'Isabelle-Bambi d'autre part. Mais
Gilles, lui, est dans le contrôle absolu. Il laisse peu
de place au hasard et son travail est très réfléchi,
préparé. Il donne beaucoup de sens à ce qu'il fait
sans chercher à l'imposer à toute force au spectateur.
Je suis à chaque fois étonné par exemple de la
douceur avec laquelle il montre des choses violentes,
atroces...
Il
me semble déceler ce que Gilles Marchand a voulu privilégier
(le visuel, le travail sur la bande-son, les atmosphères),
et ce que toi tu as pu privilégier (la relation
Lucas/Quinton, le parcours psychologique de cette dernière)
Est-ce aussi simple que cela?
Vincent :
Je ne sais pas d'où tu tires cette observation, mais ce
n'est sans doute pas tout à fait faux! En même temps,
à un certain stade du travail, tout est discuté à
deux. On se connaît depuis longtemps. Même si par bien
des côtés, on est pas mal opposés, on est aussi très
complices. Il est rare qu'une proposition de l'un ne
soit pas transformée par l'autre. On est responsable
ensemble des différents aspects dont tu parles.
Le
film a-t-il été tourné dans un véritable hôpital ou
certains décors ont-ils dû être créés? Il me semble
en effet complètement irréel avec ces couloirs immaculés,
presque trop "beau" cinématographiquement
parlant, pour être vrai...
Vincent :
Le film a été tourné dans trois hôpitaux différents,
dans la région du Val de Loire, ainsi que dans un hôpital
désaffecté en région parisienne, qui a été utilisé
comme on l'aurait fait avec un studio. En reconstruisant
des décors à l'intérieur. Les plafonds des couloirs
ont par exemple été abaissés, ce qui contribue à
rendre cet aspect artificiel sans être irréaliste,
"mental" auquel nous tenions.
Le
bâtiment me semble par ailleurs constituer une entité
en elle-même: un bloc assez massif au milieu de nulle
part, et en dehors duquel il n'y a aucune vie. Les
personnages n'existent qu'à travers lui, comme le
remarque Sami le brancardier; Isabelle particulièrement,
est absolument seule au monde, comme coupée du monde
extérieur, de sa famille (hormis sa cousine bien sûr)
...
Vincent :
Oui, on se disait quelques fois que toutes cette
histoire n'existe peut-être seulement que dans la tête
d'Isabelle, dont le bâtiment lui-même est une sorte de
métaphore. Très simple à l'extérieur, compliqué à
l'intérieur. Comme cette phrase qui nous a guidés tout
au long de l'écriture et qui a aussi inspiré Sophie
dans son travail de comédienne: "La jeune fille était
pauvre mais propre, ses rêves étaient tout le
contraire." Mais outre l'aspect mental, on voulait
en même temps que l'histoire puisse également être
prise au premier degré. C'était important pour nous de
donner la possibilité d'une double lecture.
Le
personnage du vieux médecin qui le premier rencontre
Isabelle (lorsqu'elle attend l'ascenseur) me paraît
extrêmement important: il est cette figure paternelle
"saine" que le Dr Philipp n’est pas, car ce
dernier est constamment dans un rapport de séduction
avec elle; en outre c'est grâce à lui qu'elle est
convaincue de sa culpabilité quand il lui révèle d'où
provient le bijou qu'elle détient.
Vincent :
C'est exactement ça, je crois... Notre intention était
qu'on sente que le médecin aux cheveux blancs est
inoffensif pour Isabelle, ce que le docteur Philipp
n'est pas. D'ailleurs, Isabelle sourit, amusée, lors de
sa rencontre avec le médecin aux cheveux blancs, alors
qu'elle tombe, presque paralysée la première fois
qu'elle se trouve face au docteur Philipp, comme un faon
pris la nuit dans la lumière des phares. En même
temps, on sent qu'il n'en faudrait pas beaucoup pour que
de son côté, le médecin aux cheveux blancs lui fasse
des avances...
La
scène de la boîte de nuit avec le petit jeu de
questions-réponses entre Isabelle et le docteur est LA
scène clé du film.
Vincent :
Elle doit beaucoup aux acteurs, à l'opérateur Pierre
Milon, au musicien Carlos Dalton. Et évidemment à
Gilles dans le sens où le premier jet de cette scène,
présent dans le scénario d'origine dont j'ai parlé au
début était, si mon souvenir est bon, plus ou moins
intégralement de lui. En revanche, c'est vrai que j'ai
repéré tout de suite cette scène comme étant la
matrice du film, ce qui m'a convaincu qu'on avait raison
d'opérer toutes les inversions que j'ai dites plus
haut. J'ai aussi vu immédiatement qu'elle serait au
centre du film, qu'elle en serait la clé. Dans cette scène,
s'établit de façon fulgurante et très concrète à la
fois le lien entre l'innocente infirmière et l'inquiétant
chirurgien. Il s'échange là plus qu'une forme d'aveu
de la part du docteur Philipp. Il se crée entre eux, ou
plus exactement, il apparaît, un véritable lien. C'est
très troublant: c'est Isabelle qui invente l'histoire
de toutes pièces et, en même temps, il se trouve que
cette histoire est vraie.
Propos
recueillis par Laurent – décembre 2003
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